5. Martine.

Il fallait avoir l'ouïe fine pour être en mesure d'affirmer : C'est un coup de feu. Même à proximité du lieu où cela s'était produit, rares étaient ceux qui y avaient pris garde dans le vacarme des marteaux-piqueurs, et bien que la détonation ainsi assourdie se trouvât répercutée par les façades du parvis, celle du CNIT et celle en vis-à-vis d'Elysées La Défense. Le va-et-vient des uns et des autres se poursuivait comme si de rien n'était, chacun continuant la discussion dans laquelle il était engagé ou demeurant absorbé dans ses pensées. Ce qui aurait pu être pris pour de l'indifférence, mais qui n'était en somme que l'ignorance de l'événement, ne dura de fait qu'un très bref instant. Le corps, en tombant, attira l'attention des plus proches, et le sentiment du drame qui venait de se dérouler fit soudain irruption dans les consciences. Quelques cris éclatèrent et, dès lors, l'émotion se propagea comme par un effet de souffle.

*

Le corps s'affaissait lentement, sans hâte, dans la clarté froide du soleil, au midi de cette journée d'octobre. Il semblait glisser le long de lui-même, déjà étranger à ce monde. Une main, dans le prolongement d'un bras, tenta de résister, de se raccrocher, mais elle déchira l'air en vain et renonça, pour rejoindre le corps dans les derniers instants de sa chute. Les marteaux-piqueurs s'étaient tus. La tête toucha le sol en dernier, et le heurta avec un petit bruit mat, un bruit de rien, mais qui résonna étrangement dans le silence retrouvé. Un premier cri jaillit alors.

*

La secrétaire de Pierre crie une seconde fois, elle porte les mains à sa tête, les doigts disparaissent dans la masse blonde des cheveux, s'y accrochent, saisissent de pleines touffes comme pour les arracher. Va-t-elle continuer à crier ainsi, va-t-elle se couvrir de cendres, déchirer ses vêtements ? Non, elle finit par se calmer, ne laisse plus échapper que des gémissements de petit chien, des reniflements de petite fille. Elle fouille dans son sac, en sort un kleenex et se mouche.

A ses pieds s'étend le corps de Pierre. Les yeux sont exorbités et expriment le saisissement et la panique. La veste ouverte laisse entrevoir l'énorme tache qui macule la chemise. Un médecin, - qui passait par là : la providence pourvoit toujours à cette sorte de détails dans ce genre d'histoires - , est penché sur le corps. Sa main abandonne le poignet qu'elle tenait. Il colle son oreille à la chemise avec un petit air dégoûté. Il se relève, hausse les épaules. C'est inutile. Tout est inutile. Il n'y a rien à faire.

Tout près, à quelques pas, Martine regarde la scène. Comme étrangère à ce qui se passe. Sa main n'a pas lâché le pistolet, ses doigts se sont raidis sur la crosse. Personne jusqu'à présent n'a donc osé, ou simplement pensé à lui retirer l'arme, à l'en dessaisir. Elle pourrait la retourner contre elle, si elle le voulait. Si elle le voulait, elle pourrait se tuer ici, maintenant, elle pourrait se tuer devant ces gens, sous leur regard, et tuer aussi le petit ange. Mais Martine ne veut plus rien. Toute volonté l'a abandonnée. La volonté, elle ne sait plus ce que c'est. Elle ne sait plus rien. Plus rien.

*

Autour d'eux s'est formé un attroupement, un cercle à la fois proche et distant. Les têtes se tournent, allant de l'un à l'autre : du cadavre et de sa peur au fond des yeux comme un dernier vestige de vie, à la fille blonde qui pleurniche ; du médecin de passage s'essuyant les mains à un mouchoir immaculé, à cette jeune femme brune, ou châtain foncé, qui sombre dans l'absence. C'est elle qui a tiré. Regardez ! Elle a encore l'arme à la main !

Un homme en fauteuil roulant fait partie du groupe, il est au premier rang des curieux. Lui ne quitte pas Martine des yeux. Une telle souffrance, un tel désespoir ! Mais comment est-ce possible !

Devant le CNIT, un petit homme en loden, un ridicule chapeau tyrolien sur la tête, s'enquiert de ce qui se passe. Was ist los ? Le ton est énergique, dénote l'habitude du commandement. L'un des deux hommes auxquels la question est posée s'en va voir de quoi il retourne tandis que l'autre a sorti de son imperméable un téléphone cellulaire et compose un numéro. Ces deux-là sont vraisemblablement des proches collaborateurs du petit homme. Un quatrième individu, un garde du corps ? laisse pendre un gros automatique au bout de son bras. Il a l'air contrarié.

Une moto passe au ralenti. Celui qui la conduit jette un regard vers le petit homme au loden qui nettoie ses lunettes. On ne peut tout de même pas... même en profitant de... effet de diversion... mes plans contrecarrés... cette pincée d'impondérable... L'homme prend sur lui de rester calme, manifestant juste de l'agacement lorsqu'il resserre le nœud de sa cravate. Une légère impulsion du pied, et la moto s'éloigne sans bruit. Qui prêterait l'oreille surprendrait, portée par la brise, une bouffée d'opéra italien. K se dit que le contrat est raté, que non, c'est bien fini, il n'y en aura pas d'autre. Voilà, c'est décidé. Foutu métier !

L'homme au fauteuil roulant jette un dernier regard vers la jeune meurtrière, l'abandonne pour suivre des yeux la moto qui disparaît là-bas, vers l'ouest, se surprend à siffloter quelques notes de musique restées accrochées dans l'air. L'une de ses touches effleurées, le fauteuil démarre et Georges s'éloigne à son tour. Il est temps de regagner la Gloriette.