5. Killer.

Il fallait avoir l'ouïe fine pour être en mesure d'affirmer : C'est un coup de feu. Même à proximité du lieu où cela s'était produit, rares étaient ceux qui y avaient pris garde dans le vacarme des marteaux-piqueurs, et bien que la détonation ainsi assourdie se trouvât répercutée par les façades du parvis, celle du CNIT et celle en vis-à-vis d'Elysées La Défense. Le va-et-vient des uns et des autres se poursuivait comme si de rien n'était, chacun continuant la discussion dans laquelle il était engagé ou demeurant absorbé dans ses pensées. Ce qui aurait pu être pris pour de l'indifférence, mais qui n'était en somme que l'ignorance de l'événement, ne dura de fait qu'un très bref instant. Le corps, en tombant, attira l'attention des plus proches, et le sentiment du drame qui venait de se dérouler fit soudain irruption dans les consciences. Quelques cris éclatèrent et, dès lors, l'émotion se propagea comme par un effet de souffle.

*

Le corps s'affaissait lentement, sans hâte, dans la clarté froide du soleil, au midi de cette journée d'octobre. Il semblait glisser le long de lui-même, déjà étranger à ce monde. Une main, dans le prolongement d'un bras, tenta de résister, de se raccrocher, mais elle déchira l'air en vain et renonça, pour rejoindre le corps dans les derniers instants de sa chute. Les marteaux-piqueurs s'étaient tus. La tête toucha le sol en dernier, et le heurta avec un petit bruit mat, un bruit de rien, mais qui résonna étrangement dans le silence retrouvé. Un premier cri jaillit alors.

*

Le petit homme en loden gît sur le côté, les jambes repliées, comme un enfant qui dort. Il ne reste de cet être naguère puissant qu'une dépouille inanimée et misérable. Tout pouvoir l'a quitté dans le reflux de la vie. Le chapeau tyrolien repose, ridicule, à quelques mètres de lui. Les lunettes, dont les verres ronds cerclés d'acier sont intacts, demeurent accrochées, insolites, par l'une des branches de leur monture désarticulée. Le trou est rond et propre, presqu'au milieu du front. D'une narine et d'une commissure de la bouche, deux filets de sang, maintenant figé, se sont écoulés.

Trois hommes entourent le petit homme. Le premier, une main dans la poche de son imper, tient de l'autre un téléphone cellulaire. Il parle vite, il parle fort. Nein, ich weib nicht. Le second est penché sur le corps. Sa main abandonne le poignet qu'elle tenait. Il écarte les revers du loden, ceux de la veste, colle son oreille à la chemise pour une vaine écoute. Il se relève, il dit : Karl ! il coupe l'air du tranchant de la main, le geste est sec et rapide. L'homme au téléphone transmet. Ja ! Tot !

Le troisième tourne le dos aux deux autres et au cadavre. Un pistolet pend au bout de son bras, et son regard fixe un point, vers l'ouest, l'endroit précis où il a vu disparaître la moto de K, l'endroit par où K est sorti du roman.

*

Autour d'eux s'est formé un attroupement, assez proche pour ne rien perdre de ce qu'il y a à voir, mais à une distance suffisante pour ne pas y être mêlé directement. Le gros automatique dans la main du garde du corps impressionne. Est-ce lui qui a tiré ? Non, ce ne peut être lui, il est trop calme, trop détendu. Et puis, si ç'avait été lui, il ne serait pas là, tranquillement, à attendre.

Un homme en fauteuil roulant s'est approché, tout en restant un peu à l'écart. Il n'a assisté à rien, il était ailleurs, perdu dans le soleil. Il ne voit d'où il est que des gens de dos. Il entend le murmure de leurs voix sans comprendre ce qu'ils se disent. Du reste cela ne l'intéresse pas.

Un peu sur sa droite, il remarque une jeune femme brune, ou plutôt châtain foncé. C'est le seul profil qui s'offre à lui. La jeune femme est anormalement agitée, elle tripote son sac à main avec nervosité. Ce qui se passe semble la contrarier. Elle jette un coup d'œil autour d'elle et surprend le regard de l'homme.

Ils restent ainsi quelques instants, lui non encore sorti de sa rêverie et elle tout à son désarroi. Alors il lui sourit. Que va-t-elle faire ? Que doit-elle faire ? Elle a baissé la tête, son front se plisse, elle semble s'essayer à rassembler les éléments épars de son entendement. Enfin, avec une brusquerie destinée à faire accroire qu'elle y est parvenue, Martine relève la tête, et ses yeux accrochant le regard de Georges, elle répond à son sourire.