5. Georges.

Il fallait avoir l'ouïe fine pour être en mesure d'affirmer : C'est un coup de feu. Même à proximité du lieu où cela s'était produit, rares étaient ceux qui y avaient pris garde dans le vacarme des marteaux-piqueurs, et bien que la détonation ainsi assourdie se trouvât répercutée par les façades du parvis, celle du CNIT et celle en vis-à-vis d'Elysées La Défense. Le va-et-vient des uns et des autres se poursuivait comme si de rien n'était, chacun continuant la discussion dans laquelle il était engagé ou demeurant absorbé dans ses pensées. Ce qui aurait pu être pris pour de l'indifférence, mais qui n'était en somme que l'ignorance de l'événement, ne dura de fait qu'un très bref instant. Le corps, en tombant, attira l'attention des plus proches, et le sentiment du drame qui venait de se dérouler fit soudain irruption dans les consciences. Quelques cris éclatèrent et, dès lors, l'émotion se propagea comme par un effet de souffle.

*

Le corps s'affaissait lentement, sans hâte, dans la clarté froide du soleil, au midi de cette journée d'octobre. Il semblait glisser le long de lui-même, déjà étranger à ce monde. Une main, dans le prolongement d'un bras, tenta de résister, de se raccrocher, mais elle déchira l'air en vain et renonça, pour rejoindre le corps dans les derniers instants de sa chute. Les marteaux-piqueurs s'étaient tus. La tête toucha le sol en dernier, et le heurta avec un petit bruit mat, un bruit de rien, mais qui résonna étrangement dans le silence retrouvé. Un premier cri jaillit alors.

*

Surprenante carcasse que celle de cet homme dont les épreuves de la vie ont laminé le corps. Comment cet amas d'os faiblement recouvert de chair arrivait-il, de son vivant, c'est-à-dire il y a quelques instants à peine, - car Georges était alors en vie, son corps avait renoué avec elle, ils avaient, ensemble, remis à l'ordre du jour une complicité vieille d'au moins cinquante ans, effacé peu à peu cet accident de parcours sans nul doute sérieux, mais relativement court mesuré à l'aune de ce demi-siècle - ; comment arrivait-il, disais-je, à tenir, encombré qui plus est d'une âme malade et de pensées morbides, à s'encastrer dans cette autre carcasse, celle-ci métallique, tubulaire, agrémentée de roues, de rouages, de capitonnage et d'électronique embarquée, cet objet hybride, sorti des cartons d'un designer du Bauhaus mais revu et corrigé par l'un des maquettistes de Star Wars. Le fauteuil roulant.

Au pied dudit fauteuil, et bien que sa posture au sol, communément appelée en chien de fusil, reproduise assez fidèlement celle qui lui était imposée lorsqu'il y était assis, avec les mêmes cassures au niveau du bassin et des genoux, Georges paraît de plus grande taille que notre imagination ne nous l'avait suggéré, il semble s'être expansé.

On ne se lasse pas de parcourir ce corps, des épaules aux extrémités, le tronc puis les membres. On s'attarde sur tel ou tel détail, la crispation de la main gauche, le lacet dénoué de l'une des chaussures. On évite à tout prix d'avoir à revenir sur ce qu'on a vu en premier, ce qui a provoqué le haut-le-cœur, on se détourne de la bouillie du visage, cette plaie, mais parle-t-on encore de plaie lorsque cela atteint de telles proportions, qui lui dévore la face. On préférerait détourner la tête plutôt que de revoir cela. Oui. Qui pourrait, sans sourciller, dévisager un homme aussi défiguré.

La couverture a suivi le corps dans sa chute. Elle est aux pieds de Georges, le pistolet s'y est fait un nid douillet.

On imagine Georges à la Gloriette, répétant seul le geste qu'il vient d'accomplir ici, au milieu de la foule : le canon froid dans la bouche, oblique, du bas vers le haut, un angle de quarante-cinq degrés, l'extrémité venant en butée sur la voûte du palais, cette technique dont il a entendu dire qu'elle était la plus sûre. Ici, au milieu de la foule, en étrange communion avec le soleil, Georges a pris son temps, le temps de bien faire les choses, la situation bien en mains, maîtrisée. Seul. Dans cette foule. Ignoré d'elle.

*

Au premier rang de l'attroupement qui s'est formé autour de Georges et du fauteuil, une jeune femme brune, ou peut-être châtain foncé. Dans ses yeux l'horreur a supplanté le désespoir. Elle tient un sac serré contre elle, contre son ventre. Elle a crié tout à l'heure, au terme de la chute du corps, lorsque la tête a heurté le sol. La bouche, après ce cri, est restée ouverte, comme si quelque chose avait bloqué les articulations de la mâchoire. A moins que le cri ne se poursuive, silencieux, à l'intérieur d'elle-même.

Elle recule maintenant, les gens s'écartant sur son passage. Elle recule et vient à heurter une moto arrêtée un peu en arrière du groupe. Elle sursaute et laisse tomber son sac dont le contenu se répand. Le motard ramasse prestement un objet un peu lourd venu s'échouer presqu'à ses pieds. Il sourit à cette fille. Merci... ma collection... prise de guerre... n'y pensez plus. Martine le regarde interloquée, les yeux fixés sur cette cravate un peu trop voyante à son goût.

K continue de sourire à Martine. Il se sent l'esprit curieusement vacant. Il va repartir sans avoir accompli ce pour quoi il était venu. Il n'en éprouve aucune contrariété. Le voilà même qui chantonne. Pom pom piloulilala. Verdi peut-être, ou Puccini. Ou Bellini. La moto exécute un demi-tour et s'éloigne sans bruit.

Devant le CNIT, à une cinquantaine de mètres seulement de tout cela, un petit homme en loden, coiffé d'un ridicule chapeau tyrolien, s'étire en souriant aux anges. Ach !... Un homme lui parle en consultant des notes. Un autre, une main dans la poche de son imper, téléphone. Un quatrième individu, peut-être un garde du corps, contemple avec étonnement une moto qui s'éloigne vers l'ouest. Il hausse les épaules, puis autorise son regard à se porter sur les jambes d'une jolie blonde qui s'efforce de suivre, en trottinant, l'homme pressé, à l'allure de bête traquée, dont elle est la secrétaire.