4. Martine. b.

(12h02)

 

Mon dernier fax, Pierre. Il faut que je fasse court, je n'ai plus beaucoup de temps. J'aurais pourtant tellement encore à te dire !

*

J'ai honte, Pierre, je n'ai jamais eu aussi honte de ma vie. Mais qu'est-ce qui m'a pris ? Où en suis-je donc arrivée pour écrire des choses pareilles ? Bien sûr, toi tu n'as pas cru tout ce que j'ai raconté, tu n'as pas cru que je faisais tout ça. Devant la glace de tante Marie ! Jamais je n'oserai plus me regarder dans une glace.

Je te demande pardon. Tu vois bien que ça ne peut plus continuer. Je deviens folle. Oh ! je n'ai rien changé à mes projets, mais je suis encore plus désespérée, je touche le fond, Pierre, le fond de tout. Je vais te tuer parce que je l'ai décidé, parce que je te l'ai dit, un engagement que j'ai pris, mais je sais que je n'y verrai pas plus clair. C'est comme s'il n'y avait plus de vie après. Déjà maintenant il n'y a plus de vie. Tu sais, Pierre, je crois qu'ensuite je me tuerai aussi. Ça ne changera pas grand-chose, je suis déjà morte. Toi et moi, on est déjà morts. Ce que je vais faire c'est juste pour régulariser tout ça, parce que les autres ils le savent pas encore qu'on est morts. Il leur faut les corps, avec des trous dedans et du sang autour, des corps qui ne bougent plus, qui ne parlent plus, qui ne font plus rien. Rien.

Tu parles d'un gâchis ! Tout ça pour une pétasse que t'as pas pu t'empêcher de baiser. Non, c'est même pas ça, Pierre. Que tu t'envoies en l'air avec une autre, c'est pas vraiment ça qui compte. C'était pas la première ! Et puis si, ça compte, seulement jusque là j'avais fait avec. Mais là, Pierre, c'était différent. On était en vacances, nos premières vacances rien que nous deux. C'était la première fois qu'on partait comme ça. Le soleil, la mer et tout, comme dans la chanson. La Grèce quoi. Je n'avais jamais été aussi heureuse de ma vie. Surtout avec ce secret que j'avais gardé pour moi, cette chose que je ne t'avais pas encore dite, que je n'ai toujours pas pu te dire, ce projet installé dans ma tête. Pas seulement dans ma tête. C'était pas encore sûr, mais moi je le savais déjà.

J'avais bien vu qu'elle te tournait autour, cette garce, avec ses allures de pute. Toi, tu prenais ça à la rigolade : Tu crois tout de même pas que je saute sur le premier cul qui passe, surtout que celui-là il doit être sacrément fréquenté, une vraie autoroute ! On avait ri, ton humour macho me faisait encore rire. J'aurais pourtant bien dû me douter que tu n'étais pas aussi regardant sur la marchandise, j'aurais bien dû me rendre compte que tu me menais en bateau. Cet intérêt soudain pour quelques pierres et de soi-disant conférences d'archéologie ! Ce ne sont que des pierres, mon p'tit chou. Même pas des ruines, il n'y a rien qui tient debout ! C'est pas la peine que tu te forces à venir avec moi. C'est pas parce que ça m'intéresse que ça doit t'intéresser aussi. Monsieur s'intéresse aux vieilles pierres qu'il dit, et moi je me retrouve seule à faire la sieste, seule sur la plage. A lire et à faire des mots fléchés. Fallait bien que je m'occupe ! Drôle de fin de vacances !

Quand l'autre saleté a téléphoné, j'étais dans notre chambre, je t'attendais, j'allais enfin pouvoir t'en parler parce qu'il n'y avait plus de doute, c'était certain. Et c'est là que le cauchemar a commencé. Et depuis ça ne s'est jamais arrêté.

Oui, Pierre, je ne te l'ai pas dit, je n'ai pas encore pu te le dire, tu ne m'as pas laissé le temps, tu ne m'aurais pas écouté, j'ai dû garder ça pour moi. Non, je n'ai jamais pu te dire que j'étais enceinte. Parce que je suis enceinte. Oh je cherche rien en te disant ça. Ça ne change rien. Je n'essaie rien, certainement pas de faire du chantage ou de t'attendrir. Je suis enceinte, c'est comme ça, je te mets au courant et c'est tout. J'attends un bébé, j'ai un petit ange dans mon ventre.

Je viens de te le dire, Pierre, il n'y a rien de changé. Tu penses bien que j'ai eu le temps de m'y habituer, de me demander qu'est-ce que je fais. Mais tu te vois en père ? Moi non, j'arrive pas à imaginer. Et je ne veux pas rester toute seule avec ça. Je ne veux pas rester sans non plus. Alors tu vois bien que cela ne change rien au problème. J'entends d'ici ta secrétaire. Oh ! mais c'est monstrueux, Pierre ! S'il y a un enfant, c'est que ce n'est plus pareil ! Vous vous rendez compte, ce petit être, il n'y est pour rien, lui.

*

Mais si, mademoiselle sainte nitouche, c'est peut-être monstrueux, mais c'est pareil. Si t'en veux un de gosse, tu demandes à Pierre, il a encore quelques minutes à te consacrer. Pour moi, c'est terminé. Tout est terminé. J'ai tout déballé. Je remballe, je nettoie, je déménage.

C'est le moment le plus difficile. J'ai l'impression que cela fait des semaines que j'envoie des fax. C'est vrai que j'ai tout déballé. Je n'en suis pas très fière. Je crois qu'il faut que j'essaie de ne plus y penser. Essayer. Ne plus penser.

*

Voilà, Pierre, on essaie de ne plus y penser, on fait comme si. Comme s'il n'y avait pas eu tous ces fax, comme si je n'avais pas écrit, écrit, écrit... Comme si je ne t'avais rien dit. Tu vois, cet enfant, du moins ce qu'il en existe pour le moment, à peine enraciné à l'intérieur de mon ventre, on va dire qu'il n'y en a jamais eu, que je t'ai raconté des histoires, pour que tu aies pitié, pour que tu reviennes, pour que tu aies honte à ton tour, et que c'est pas une bonne solution.

*

Je suis contente qu'il fasse beau, qu'il y ait du soleil. Je n'aurais pas supporté qu'en plus le temps soit triste. Moi je ne suis pas triste, je ne suis que désespérée. C'est pas la même chose. C'est mille fois pire.