4. Killer. a.

La roue tourne, elle passe de l'un à l'autre. K se présente à nouveau sur le devant de la scène. Je ne tire, il me faut vous l'avouer, que peu de satisfaction à retrouver cet individu. Quelle idée m'a pris de faire de lui l'un de mes personnages ! Maintenant qu'il est là, installé dans mon roman, il m'embarrasse. Je m'aperçois un peu tardivement que je ne suis pas en mesure de traiter un tel sujet. Je pensais que la fantaisie suppléerait l'incompétence et c'est un fiasco.

Oui, je sais, vous avez déjà lu cela. Je ne fais que reprendre les propos de K lui-même. C'est que je suis assez d'accord avec son analyse. Il me fustige avec vivacité, certes, mais l'essentiel du contenu est pertinent. Ne soyez donc pas surpris que les pages qui suivent empruntent beaucoup à ce qu'il dit. Un plagiat, si vous voulez.

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Un fiasco ! Rétrospectivement, je crois pourtant m'être attelé à la tâche avec tout le sérieux dont je suis capable. Mais la distance qui sépare les mondes dans lesquels lui et moi évoluons est trop grande. Enfermé dans mon petit univers étriqué je n'ai pas du sien l'intelligence qui me permettrait de lui donner la densité qui lui fait défaut. Car il est bien question de cela. Avec l'inconsistance d'un ectoplasme, K traverse les pages que j'écris sans que le papier garde l'empreinte de son passage. Comment pourriez-vous vous attacher un tant soit peu à un être de si peu d'épaisseur ?

A y regarder de plus près, la source de mes difficultés réside avant tout dans mon absence de sympathie pour K. Voilà qui explique que je ne sache comment parler de lui, par quel bout le prendre, ni avec quelles pincettes. Pour échapper aux effets de cette gêne qu'il m'inspire, j'essaie, tentative illusoire, de nous divertir à ses dépens. Si la réalité vous dérange, tournez-la en dérision !

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Car la réalité est dérangeante et l'aversion ressentie n'est pas un sentiment simple. A première vue il n'y a pourtant guère de problème : comment ne pas éprouver de la répulsion à l'égard de qui tue pour de l'argent, uniquement pour de l'argent, des gens qu'il ne connaît pas, qu'il n'a le plus souvent jamais vu auparavant ?

Vous êtes d'accord, à moins bien sûr que vous n'ergotiez, que vous n'isoliez tel ou tel élément de la phrase qui précède, que vous ne disiez par exemple qu'il est sans doute plus aisé de tuer quelqu'un que l'on ne connaît pas, ou qu'il est parfois des circonstances dans la vie où tuer... Vous êtes d'accord, et si vous ergotez ce n'est que pur jeu intellectuel, manière de débattre avec moi, pour le plaisir.

Alors continuons la partie, voulez-vous. Est-ce que vous et moi, vous ou bien moi, vous par exemple... L'idée ne vous a-t-elle jamais traversé l'esprit que... Pour de l'argent, beaucoup d'argent, énormément d'argent. Non, ne croyez pas devoir vous offusquer, puisque ce n'est qu'un jeu !

A moins qu'il ne s'agisse plus véritablement d'un jeu ? Ainsi, si je vous dis : plongez en apnée dans l'ombre et le silence de vos propres abysses, atteignez ces profondeurs où le sang et la sueur exacerbent des appétits insoupçonnés, laissez-vous sombrer jusque dans ces abîmes dont les eaux agitées parlent des combats que s'y livrent des sentiments inavoués. Vous avez le souffle nécessaire, vos poumons le supporteront, ils n'imploseront pas !

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Pardonnez-moi, mais il s'agit d'un roman, et je dois vous donner l'impression de l'avoir oublié, ou c'est tout comme. Il est fréquent, dans un roman, que l'auteur sollicite l'inconscient du lecteur, mais il le fait subrepticement, sans en rien laisser paraître. En aucun cas il ne  prendra le lecteur par la main pour l'entraîner dans cette part de lui où règnent des ténèbres inexplorées et labyrinthiques. Si l'auteur est habile, l'inconscient du lecteur deviendra son interlocuteur véritable, le complice de ses menées. Ensemble ils se joueront du lecteur lisant, le manipulant à plaisir, sans que les effluves de leurs ébats ne parviennent jusqu'à lui et ne troublent ses sens.

Mais à tout bien considérer, le seul inconscient que l'auteur puisse se permettre d'exposer à la vue et aux coups est le sien propre.

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La raison de mon aversion pour K ne tient pas tant à son statut de tueur qu'à ce que j'entrevois d'obscur en moi m'ayant conduit à faire de lui l'un de mes personnages. Pardon ? Oui, sans doute, il y a aussi Georges et Martine, et je n'éprouve pour eux aucune hostilité. Il faut donc admettre que K a son utilité, que sa présence est expédiente, qu'il sert d'exutoire, et que par lui s'écoulent des sécrétions secrètes et malignes.

Ridiculiser K : je ne peux vous reprocher de penser qu'en ayant choisi cette voie je me sois laissé aller à une certaine facilité. Il était aisé d'en faire un être falot, maniéré, imbu de sa personne. Une espèce d'aristo décadent, un fils de bourgeois dégénéré, un fin de race. Aux antipodes de Raven.

Nous sommes loin en effet du héros de Graham Greene, de son existence misérable, de sa solitude, du mépris dont il est l'objet, de la haine qui le taraude. La face de K ne s'enlaidit pas d'un bec de lièvre, le père de K n'est pas un criminel récidiviste que la société a pendu, la mère de K ne s'est pas égorgée dans sa cuisine.

Mais pourquoi tous les tueurs à gages devraient-ils être ainsi ? N'est-il pas plus raisonnable de penser que la plupart sont des gens ordinaires, des gens comme vous et moi ? Je me suis efforcé de faire oublier ce que cette pensée a de désagréable. J'ai fait de K une sorte de gentleman-killer un tantinet surréaliste, à l'écart des normes généralement admises.

Alors bien sûr, l'épisode des origines de K a été inventé de toutes pièces. Car la jeunesse de K est sans histoire, dans une famille sans histoire. Italienne, oui, c'est vrai. Je ne vous dirai pas quelles circonstances l'ont conduit à devenir ce qu'il est, un tueur professionnel, vous seriez surpris que ce soit si banal, vous vous diriez : Cela aurait pu aussi bien m'arriver...

K : un être cultivé, raffiné, qui adore la musique, aime les femmes et s'interroge sur Dieu. Bref, un être normal et qui aime la vie. Comme vous et moi sommes. Ou souhaiterions être.

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On écrit avec l'impression de pouvoir tout se permettre, ou presque. Les personnages que l'on crée ne sont pas des êtres de chair et de sang. Alors on s'octroie le droit de les observer comme l'entomologiste regarde vivre et mourir les insectes. Tout cela n'est pas exempt d'une certaine cruauté.

Ainsi Martine et Georges. Des créatures plongées dans le malheur, rongées par la souffrance, et qui s'apprêtent à commettre l'irréparable chacune à sa façon : j'ai bien peur qu'il ne me faille admettre ne pas éprouver pour elles une  vraie pitié. Comme au bord d'une rivière où toutes deux se noieraient, je les regarde se débattre au milieu des remous, dans le courant qui les emporte. Sans broncher, sans intervenir.

Si je ne craignais que la grandiloquence de la formule ne vous fasse sourire, je dirais que la plume d'un auteur est un scalpel qui dissèque à vif les corps et les cœurs, et tranche dans le foisonnement palpitant des âmes.

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L'Écrivain, l'écrivain avec un e majuscule, celui que vous et moi côtoyons par nos lectures, ne venez pas me dire qu'il se prend pour Dieu ! Il n'est que l'apprenti sorcier qui conjure ses angoisses, le jeteur de sorts qui exorcise ses obsessions. Dans la pénombre trouble d'une arrière-boutique où flottent en suspension des vapeurs d'encens, il plante des aiguilles dans des rudiments de poupées façonnés par ses doigts malhabiles, et croit voir s'échapper des blessures infligées, précieuses et rares, quelques gouttes de sang.

C'est sa manière à lui de régler ses comptes. Avec la mort, les femmes, l'amour, le sexe. Avec lui-même. Il aimerait inventer la vie mais se débat dans les tourments de la sienne propre. Il gère sa solitude à la petite semaine alors qu'il rêve d'explorer l'insondable. La peur le tenaille et les chimères qu'il poursuit ne sauraient la dissiper.