4. Georges. b.

Une ambulance me ramena à la Gloriette. L'été battait son plein, j'avais été absent plus d'un an. La Gloriette que je n'appelais jamais autrement que "la maison de Béa", comme si je n'y étais moi-même qu'un invité, un hôte de passage. Au fond, c'était bien un peu cela. Bien qu'y ayant vécu douze années de ma vie, jamais je ne m'étais résolu à dire "chez moi", ou même "chez nous".

Lorsque l'ambulance se présenta devant la grille, le portail était ouvert, elle n'eut qu'à le franchir et remonter l'allée de gravillon pour venir s'arrêter devant le perron. L'infirmier et l'ambulancier me sortirent par l'arrière du véhicule, m'amenèrent jusqu'au pied de l'escalier et commencèrent à en gravir les degrés. Je levai machinalement les yeux. Ce fut pour te voir émerger de l'ombre, dans l'embrasure de la porte, les bras légèrement levés, sans raideur, accrochés aux vantaux que tu tirais vers toi, les faisant pivoter sur leurs gonds. Leur rotation achevée, tu restas ainsi, immobile ou presque, animée d'une imperceptible oscillation d'avant en arrière, le corps relâché, divinité offerte au soleil.

Laissant tes bras retomber, tu avanças jusqu'à la première marche du perron, puis t'effaças pour laisser passer le fauteuil que portaient les deux blouses blanches, et nous suivis à l'intérieur de la maison. Je ne me retournai pas, préférant t'imaginer dans le contre-jour, image en négatif de l'image précédente. Je me pris à sourire, me laissant pénétrer par la fraîcheur du vestibule. Oui, je souris : tu venais de m'accueillir à la Gloriette, cette maison où j'avais vécu douze années de ma vie, tu m'avais accueilli comme on le fait d'un visiteur. Voilà, j'étais en visite. Chez toi, ou cela en donnait l'impression. Tu m'aurais dit : Quel bon vent vous amène ? Mais entrez donc, ne restez pas dehors, que je n'en aurais pas été autrement surpris. Au fond, rien ne changeait vraiment ! Ma maison, la "maison de Béa", était devenue la "maison de Lola".

*

Oui, j'ai choisi Lola, persuadé que cela te plairait, convaincu que cela te seyait. Le soleil y est pour quelque chose. Lola et le soleil, Lola dans le soleil. Cette façon à toi de lui exposer la plénitude de ton corps, comme si tu appartenais à une tribu primitive dont la langue ignore les équivalents de certains mots, "lascivité" par exemple, ou encore : "indécence", parce qu'ils traduisent des concepts absents de la conscience de cette communauté. Je ne parle pas de ce que je connus de toi par la suite, lorsque j'eus le loisir, au-delà du supportable, de me livrer à une étude approfondie, fouillée, de ton corps et de ses attitudes, mais de cette toute première fois, lorsque tu apparus sur le seuil de la Gloriette. De quelle superbe indifférence aurait-il fallu être frappé pour ne pas remarquer quelle superbe créature tu étais !

*

La semaine dernière, j'ai fait le nécessaire. J'ai pris les dispositions que je devais prendre afin d'être débarrassé de toi, qu'il fût mis un terme à ton service, et que se desséchassent du même coup les multiples excroissances malignes que tu y avais greffées. Tu as quitté la Gloriette samedi, en début d'après-midi. Sans hâte excessive, avec la nonchalance altière d'une déité, abandonnant derrière toi le voile de lumière qu'un soleil amaigri s'efforçait de t'offrir. Je t'ai suivi des yeux, te regardant descendre les marches du perron, puis emprunter l'allée, ouvrir le portail de la grille et t'engouffrer dans le taxi que tu avais fait appeler. Avant de claquer la portière, tu te retournas et m'adressas un petit signe de la main. Il me sembla que tu souriais, mais je n'oserais l'affirmer.

Désormais ma vie était en ordre. Il ne me restait plus qu'à m'en séparer. Tout était prêt. Ton départ était la dernière affaire qu'il me restait à régler et c'était fait.

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J'avais retrouvé la Gloriette comme si je ne m'étais absenté que quelques heures, au pire quelques jours. Mais je m'exprime mal, car l'accident ayant eu lieu en avril, j'avais en fait l'impression d'être le témoin d'une surprenante contraction du temps ; ainsi, il me semblait qu'en l'espace d'une nuit, le cerisier avait troqué la nacre laiteuse de ses inflorescences contre son équivalent de fruits rouges et charnus surgissant d'un feuillage dense jusqu'alors absent. Non, ce que je voulais dire c'est que cette maison et son jardin paraissaient ignorer l'abandon de quinze mois qu'ils avaient connu. A l'intérieur, rien n'avait été touché, ôté ou même déplacé, le ménage avait été fait et la maison aérée peu de temps avant mon arrivée. Les platebandes et la pelouse avaient l'air de se trouver satisfaites d'une rapide remise en ordre de circonstance.

Mais je m'égare, Lola. Revenons-en à toi, Lola, revenons-en à moi.

*

De la même façon que je m'étais enfermé dans le silence, je laissais ignoré le recouvrement progressif de ma main droite. Je veillais à ne pas m'en servir en présence de quelqu'un d'autre, et lorsque j'étais seul, je faisais en sorte de n'abandonner derrière moi aucune trace d'une activité qui pût donner à penser. Pourtant, j'exerçais consciencieusement cette partie de mon corps qui avait décidé de renouer avec la vie, lui voyant progressivement retrouver de la force et de la dextérité. Si mon entourage avait été plus attentif, il aurait vu renaître de la masse musculaire en des endroits où peu à peu la chair s'était laissée mourir.

Malgré ce mieux certain, et parce qu'il était encore très localisé, je n'avais aucun mal à donner toutes les apparences de qui est entièrement dépendant des soins et des attentions dont il fait l'objet, et des personnes qui les lui prodiguent. Donc de toi, principalement de toi. Je me pavanais le plus clair de mon temps dans ce fauteuil roulant perfectionné dont j'avais fait comprendre que je ne pourrais me passer. Dépense somptuaire s'il en est, et considérée comme absurde par mon entourage. Quelle tête elle doit faire, là-haut, cette pauvre Béatrice, en voyant comment Georges dilapide l'héritage qu'elle lui a laissé ! Si encore il s'agissait d'un engin adapté à sa condition. Mais que voulez-vous que ses pauvres doigts morts fassent de touches à effleurement ? Enfin !

Ce fauteuil, que je commençais à pouvoir utiliser à l'insu de tous, je ne le quittais que pour le lit, non seulement le soir pour y dormir, mais aussi à certains moments de la journée, sur ton injonction et porté par toi, ce qui demeurait un exploit bien que je fusse devenu d'une maigreur affligeante. Tu m'y faisais prendre des poses étudiées, en t'aidant de coussins, afin d'enrayer la prolifération des escarres. Il ne se passa rien d'autre dans ce lit, je veux dire : rien entre toi et moi.

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Car ton truc à toi, c'était le fauteuil. Invraisemblable ce que tu as pu inventer en te jouant des contraintes de cette structure. Il y avait toi, moi et le fauteuil. Comme une gymnaste élaborant de nouvelles figures aux agrès, tu t'adonnais à la création de variations insensées qui reléguaient les trente et quelques positions au rang d'exercices pour paroissienne timorée. Ta conception du coït ravalait au niveau d'une puérile gesticulation animale les ébats amoureux des couples ordinaires. Tu offrais au monde une version neuve du Kâma sûtra où le high-tech le disputait au religieux. Tu aurais insufflé une seconde jeunesse à l'inspiration vieillissante d'un peintre japonais.

Voilà ce qu'il en fut de ces trois mois, ce que je connus, ce que j'endurai, suite à cette conversation que tu eus avec Olga, oui, Olga, venue à la Gloriette la veille même de mon retour, pour te rencontrer et te faire des confidences sur certaine bizarrerie de mon état. Je n'en dirai pas plus. Je ne me complairai pas davantage à décrire les élucubrations de ta nature fantasque. En ta compagnie je touchai le fond. Tu m'avais définitivement réduit au rôle d'accessoire, de prothèse, je ne gardais plus rien de mon humanité, je me sentais une quantité plus négligeable que le fauteuil lui-même. La honte ne me quittait plus.

Et pourtant, dans le même temps, ma condition physique continuait de s'améliorer. Ma main gauche avait à son tour donné des signes de vie et je commençais à ressentir certains frémissements au niveau des jambes. Il n'était plus déraisonnable de penser qu'un jour je remarcherai. Ainsi mon corps luttait et marquait des points. Où trouvait-il l'énergie nécessaire ? Certes pas dans un mental à la dérive, incapable d'accorder à cette renaissance l'importance qu'elle aurait dû mériter, même si je poursuivais avec conscience la pratique de mes exercices, élargissant leur domaine d'application à chacune des facultés retrouvées. Mon corps ne m'appartenait plus et mon âme était perdue, j'avais renoncé à la rédemption. Il y a maintenant un mois de cela, je décidais de renoncer à la vie.

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Tu m'écoutes, Lola, et tu dois penser que tout cela est incroyable. C'est incroyable ! Comment a-t-il pu... ? Oui, comment ai-je pu te cacher à la fois la vie et la mort, le jour et la nuit, le renouveau et l'ultime déclin. Dois-tu louer la force de caractère ou t'émouvoir du dérèglement psychique ? Est-ce mon cerveau malade qui me faisait tantôt être attentif à la chaleur qui se diffusait dans mes tissus, et tantôt rester de glace en me prêtant à tes évolutions de contorsionniste ? Faut-il voir l'effet d'une lucidité rare dans ma décision de sortir de la vie au moment où son bouillonnement se fait entendre à nouveau en moi ? Comment se conjuguent au présent la conscience et la folie, l'ombre et la clarté, le silence et le bruit.

*

Comment en suis-je arrivé là, moi qui aurais défié Dieu et Diable, et toutes leurs cliques, moi qui ai mis en terre mes parents et n'aurais pas craint d'ensevelir mes enfants si j'en avais eu, moi qui aurais voulu être le dernier des Mohicans.

Moi, dont le plus grand regret fut de n'avoir pu assister au big-bang, et qui m'étais juré d'être présent, quelles qu'en fussent les circonstances, lors de sa réplique dernière.

*

Nos questions resteront sans réponse, Lola, car maintenant je vais me taire.