4. Georges. a.

Georges est maintenant rentré chez lui. Qu'est-il d'usage de dire en pareilles circonstances ? Ah oui ! Cette maison vide, devenue trop grande pour celui qui n'a plus que sa solitude à y loger. Ou encore : cette maison pleine, emplie de la présence de Béatrice, où chaque pas ne peut éviter de s'inscrire dans le sillage de son souvenir. Le jardin, à votre convenance, maintenant désert et abandonné, ou au contraire peuplé de la voix et des rires de la disparue.

Mais voilà que depuis quelque temps déjà, j'accorde à celle qui fut l'épouse de Georges un intérêt que vous n'étiez pas habitué, lecteur, à me voir manifester. S'agit-il d'un infléchissement du cours de cette histoire, ou reste-t-on dans l'anecdote ? Est-il important, et pour qui, de savoir que la grande bâtisse un peu sévère, plantée dans le milieu d'un vaste jardin sans grâce, fut l'objet, il y a une douzaine d'années, du marchandage acharné de Béatrice, toujours à l'aise en semblable situation, jusqu'à lasser le propriétaire et obtenir de lui plus qu'elle n'en nourrissait l'espoir ? Pourquoi éprouvé-je le besoin de vous dire la métamorphose que subirent la maison et son terrain, la restructuration de l'une et de l'autre, la subtile alchimie des cloisons déplacées et des allées redessinées, l'émergence en deux ans de temps, deux années de patience, d'énergie, de ténacité, de ce qu'il aurait été désormais inconvenant de continuer d'appeler un pavillon, sauf lorsqu'on est un voisin un peu rustre ? Une villa, une maison bourgeoise, voire une maison de maître, c'est ce qu'il faut dire maintenant. L'Ruvre de Béa. Béa et les artisans, Béa chez les antiquaires, Béa dans les magasins de décoration, Béa arpentant les pépinières. Une fée menant tout son petit monde d'une baguette ferme et inspirée. La fée Béatrice.

Cher Maître, vous abusez ! Le héros, votre héros, c'est moi, Georges. Il ne faudrait pas l'oublier. J'espère que tout cela n'est qu'anecdotique et qu'il ne s'agit pas d'un infléchissement du cours de cette histoire. Est-il si important, et pour qui mon Dieu ! de savoir que...

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Donc Georges est maintenant rentré chez lui. C'est dans ce cadre encore frémissant d'une vie antérieure qu'il va connaître la dernière femme de sa vie. L'ultime rencontre, celle par qui le processus enclenché aboutira à sa conclusion. Pourtant, même à l'issue de ce qu'il nous aura été donné d'apprendre sur cette période, le suicide annoncé de Georges, s'il s'accomplit, ne sera véritablement compris que si nous acceptons de ne pas nous en tenir aux seules raisons que l'intéressé invoqua lors de sa première intervention dans ce livre.

Que disait-il alors ? Qu'il ne supportait plus le dégoût du viol de son corps et de la désintégration de son âme, qu'il n'acceptait plus l'extrême misère de son être, cette réduction de ce qu'il fut à l'état d'exerciseur des pulsions libidinales de quelques démons femelles en chaleur. A l'exprimer ainsi, le propos est un peu raide, mais la relecture de certaines pages déjà anciennes vous permettra de constater que ce résumé, pour abrupt qu'il soit, est fidèle à ce que Georges déclarait. Cependant, si vous pénétrez plus profondément son discours d'alors, vous serez frappés comme je l'ai été moi-même par ce qu'il peut avoir parfois d'incohérent ou de contradictoire.

Tour à tour véhément et apaisé, Georges oscille sans cesse entre la haine et la tendresse. Il s'adresse à l'ensemble des trois femmes, les poursuivant indistinctement de ses sarcasmes ou de l'amertume de son désespoir. Elles constituent alors comme un club ou une association, Georges emploie du reste ces expressions, et l'on peut croire à l'entendre qu'elles furent présentes ensemble, au même instant de sa vie, agissant de concert. C'est alors qu'il annonce, les dissociant désormais, vouloir prendre congé de chacune d'entre elles en particulier, et notre impression première, nos premières certitudes se trouvent démenties par ce que la suite nous apprend.

Incohérence, contradiction ? Voyons-y plutôt la marque du désarroi, l'expression d'une confusion que Georges entretient sans en avoir conscience, la manifestation d'un trouble inhérent à la décision prise. Nul ne met fin délibérément à sa vie sans entourer son acte de ce qu'il peut avoir d'intelligible pour lui et pour les autres, quitte à trancher dans la complexité réelle des causes et ne tirer qu'un fil de l'écheveau embrouillé des motifs.

Qui pourra dire ce que Georges tait, ce qu'il se cache à lui-même ? Moi, je pense qu'il ne supporte pas la disparition de Béa, les circonstances de sa disparition, le vide engendré par sa disparition. Mais non, pas du tout, il se fichait de Béa comme de l'an quarante, Béa était le cadet de ses soucis, la vérité est qu'il a honte, non pas de ce qu'il subit, mais du plaisir qu'il y prend malgré tout. C'est vous qui le dites, en ce qui me concerne je crois plutôt qu'il craint la rémission qui s'amorce, il a peur de redevenir un être comme les autres. Qu'importe tout cela, pour ma part je me satisfais des raisons qu'il nous donne, pourquoi faudrait-il toujours tout expliquer, est-ce que je sais seulement comment je me comporterais si j'étais Georges.

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Je vais devoir vous interrompre car il nous faut maintenant faire la connaissance de Lola. Oh ! excusez-moi, vous ne le savez pas encore, mais cette dernière femme, Georges l'appellera Lola.