4.

 

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Ainsi j'ai dit "Je". Je l'ai dit sans effort, je l'ai dit sans y penser, dans le feu de l'action. Martine nous a fait un caprice, je n'avais pas prévu, je ne pouvais pas imaginer. Je me suis senti obligé de fournir une explication. Comme sommé de m'expliquer. Sommé, c'est cela. Et sans que j'y prenne garde, la nécessité de m'expliquer a engendré celle de m'impliquer.

Le "Je" me présente à visage découvert. Mais il ne faut pas s'y tromper, tout n'est qu'une question de style, donc d'apparence. Peut-être le "Je" ne va-t-il livrer que la superficialité du "Moi", plus attentif que je pourrais être maintenant à essayer de maîtriser le non-dit. Lorsqu'une barrière tombe, on peut être tenté de construire un mur pour la remplacer.

A moins que le contraire ne se produise, que le "Je" ne soit libérateur et qu'une véritable déferlante ne vienne chambarder l'ordonnancement de mon écrit. Que je me mette à parler de moi, oui, de moi et encore de moi. Qui sait si, en définitive, je n'ai pas cela en tête à mon insu depuis le début, si ce dessein occulte ne transparaît pas dès la première page, la première ligne, le premier mot, si cette chose ne s'est pas nourrie au fil des paragraphes, parasite prospérant au sein de mon œuvre, la dévorant de l'intérieur, s'enflant, s'enflant, jusqu'à en éclater, alors qu'en toute bonne foi je n'étais préoccupé, du moins le croyais-je, que du sort de mes personnages.

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Quoi qu'il en soit ce "Je" inopiné a déjà fait des petits. Je ne saurais plus m'en passer désormais. Peu importe les conditions de sa gestation, cette difficulté à venir, à se frayer un chemin. Peu importe qu'il ait attendu pour paraître que je ne sois plus sur mes gardes, qu'il ait profité d'un moment d'inattention, qu'il se soit engouffré dans l'entrebâillement d'une porte.

Mon écriture va s'en trouver modifiée, positivement modifiée : allégée, fluidifiée, plus digeste. Un style plus sobre, moins tarabiscoté. Vous devriez, lecteur, y trouver votre compte : une littérature d'un meilleur aloi et une plus grande simplicité dans les rapports que l'auteur entretient avec vous, - ou que vous entretenez avec lui.

Bien sûr, nous n'en sommes pas encore au "Tu" et au "Toi". Peut-être ne le souhaitez-vous pas. Nous n'avons pas atteint ce niveau d'intimité, nous nous connaissons depuis trop peu de temps. Je n'ai pas encore derrière moi cette œuvre riche, dense et volumineuse dont d'autres peuvent s'enorgueillir, au point pour certains d'en prendre à leur aise et de se comporter vis-à-vis de leurs lecteurs affectionnés comme en territoire conquis.

J'aimerais pourtant que la connivence ne soit pas absente de notre relation, j'aimerais voir de la complicité s'installer entre nous, comme le plaisir de s'être connus, d'être allés quelque temps de conserve. J'aimerais, le moment venu de nous quitter, que nous en éprouvions quelque regret, mais que soit plus fort cependant le souvenir de ce qui aura été partagé.

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Dire "Je". Je ne pensais pas que ce serait aussi facile. Je croyais que le "Je" n'était pas fait pour moi, que j'avais le nombrilisme trop pudique, que je devais abandonner à d'autres cette capacité de se projeter dans l'imaginaire, de l'envahir au point de le phagocyter, à moins que ce ne soit celle de se laisser investir par lui jusqu'à s'y perdre et ne plus se reconnaître ailleurs.

Dire "Je". Laisser le doute s'installer chez le lecteur ou bien au contraire jouer cartes sur table. Jouer le jeu du "Je". Cela m'a toujours fasciné.

« Je venais de finir à vingt-deux ans mes études à l'université de Gottingue. »

Dire "Je" et se placer d'emblée au cœur de la chose écrite, en son centre géométrique. Car il y a de la géométrie dans tout cela. Et de la dialectique.

« Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple, et dont l'exécution n'aura point d'imitateur. »

Dialectique géométrique qui veut qu'un cercle ne soit pas connaissable sans son centre, et que le centre séparé de son cercle ne soit plus qu'un point parmi les autres.

« Mes chers amis, je vous savais fidèles. »

Être le centre autour duquel gravite le monde, l'univers tout entier n'étant en dernière analyse que la réunion hasardeuse, l'arrangement singulier, l'assemblage excentrique d'une infinité de points qui tous se prennent pour le centre du monde.

« Longtemps, je me suis couché de bonne heure. »

Le "Je" a ses vertus.

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La tentation est grande, arrivé en ce point, d'abandonner mes personnages, de les laisser aller seuls vers leur destin, de ne plus me préoccuper que de moi.

Ou alors de leur confisquer ce "Je" dont ils avaient jusqu'à peu l'apanage. M'en réserver l'usage exclusif,  qu'ils ne soient plus qu'au travers de moi, de ma façon de parler d'eux, de les mettre en scène, de les manipuler. Leur enlever tout espoir d'émancipation.

Ou entrer moi-même dans l'histoire, devenir l'un des personnages, le héros inattendu mais incontournable, deus ex machina dégringolant des cintres.

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A moins que je ne change rien et me laisse porter par les événements.

C'est cela, ne changeons rien, laissons faire. Je crois que c'est mieux ainsi.

Une autre fois peut-être, un autre livre...