3. Martine. a.

Martine faxe. Alors que dans quelques heures elle va tuer Pierre, Martine faxe. Le temps passe, le moment approche : Martine faxe encore et toujours. Comme si elle voulait meubler les derniers instants qui la sépare de ce qu'elle a décidé d'entreprendre. Comme si cela lui permettait de ne pas y penser, de garder ses distances. Tuer le temps avant de tuer Pierre. Et pourtant, mais est-ce paradoxal ? l'inspiration qui guide sa main puise à la source unique de la douleur qui habite sa conscience.

C'est un peu comme pour un départ en vacances. Tout est prêt mais on est en avance, on attend le taxi pour se rendre à l'aéroport. Alors on s'occupe l'esprit et le corps, sans évacuer pour autant le souci du départ et du voyage. On va vérifier pour la troisième fois que l'on a fermé le gaz, que les billets d'avion sont bien rangés là où ils doivent l'être, et puis l'on passe un coup de fil à la voisine pour lui demander de venir arroser les plantes de temps en temps. Excusez-moi, j'espère que cela ne vous dérangera pas trop, je n'avais plus du tout pensé à vous le demander. [...] Oui, dans un quart d'heure. [...] Oui, je l'espère aussi. Merci. Et merci aussi pour mes plantes !

*

Maintenant, il faut que je vous dise que le prochain fax de Martine constitue à mon sens un dérapage fâcheux dont je ne voudrais pas que vous me teniez responsable. Oui, je sais, je l'ai remarqué aussi : j'ai dit "Je". Mais ne mélangeons pas tout, je vous en prie, laissez-moi continuer. Donc, s'agissant de Martine, je tiens à vous déclarer que je n'accepte pas sans regimber cette tentative de débordement de l'un des personnages. En aucun cas, je l'affirme, il n'y a dérive personnelle, glissement voulu vers je ne sais quel démon du moment, manœuvre destinée à masquer la fadeur de la mixture par l'ajout intempestif d'une forte pincée d'épices, subterfuge grossier visant à embobiner le lecteur, racolage éhonté sur la voie publique. Au risque de me répéter, je dirai que le passage qui suit ne relève pas d'une volonté délibérée de plaire ou de choquer et que l'auteur laisse à Martine le soin d'assumer ce qu'elle écrit. Et au lecteur celui de se réjouir ou de s'offusquer, selon que Martine lui paraîtra délicieusement érotique ou scandaleusement pornographique, voire bêtement vulgaire.

Vous vous demandez peut-être pourquoi j'insiste tant ? Je vais vous le dire. C'est parce qu'il y a déjà le cas de Georges. Georges aussi pose problème même si, jusqu'à présent, il se sort plutôt à son avantage d'une situation que je n'hésiterai pas à qualifier de scabreuse. Je serais mortifié, oui, mortifié de vous savoir penser que se dévoile maintenant au grand jour ma véritable intention, tenue camouflée pendant quelques dizaines de pages : écrire, disons-le crûment, un bouquin de cul.

Je sens que vous hésitez. Faut-il le croire ? Ne nous abuse-t-il pas ? Ne continue-t-il pas de nous mener en bateau ? Quel crédit accorder à un auteur qui s'est déjà montré d'esprit changeant, d'humeur versatile, et n'hésitant pas à s'en vanter ? Mes déclarations ne vous suffisent pas. Vous souhaiteriez que je vous donne des preuves de ma bonne foi. Ce n'est pas facile ce que vous me demandez là ! Comment vous répondre... Écoutez, je vous propose que nous en revenions à Martine, que nous essayions de nous approcher d'elle, tout près, plus près encore s'il est possible.

*

Faisons le point.

La situation : [...] nous sommes en plein drame. [...] Pierre a rompu, [...] Martine a épuisé toutes les stratégies de reconquête. [...] Martine a décidé de tuer Pierre.

Un baroud d'honneur : [...] Martine faxe. A quelques heures du moment où elle va tuer Pierre, elle faxe.

Que peut-elle bien lui raconter ? Qu'elle va le tuer, bien sûr, mais encore ? Et pourquoi "bien sûr" ? Il faut attendre le deuxième billet de cette curieuse correspondance à sens unique pour que Pierre se voie annoncer par Martine sa mort prochaine : [...] écoute bien : je vais te tuer, Pierre. [...] Quand ? Mais aujourd'hui, tout à l'heure, [...]. Avant d'en arriver là, Martine aura dû à nouveau, et pour une dernière fois, crier à Pierre son désespoir, s'y replonger tout entière, faire revivre dans un espace et une durée réduits, quelques pages, quelques dizaines de minutes, l'errance qui fut la sienne pendant toutes ces dernières semaines, les luttes et les défaites, les soubresauts de vie et la mort lente, et le refus constant, malgré tout, de se résigner. Ce n'est qu'alors, au terme de cet ultime retour sur sa souffrance, tandis que le temps passe et que le moment approche, que Martine saura dire à Pierre qu'elle a choisi de le tuer, lui annoncera cette décision prise depuis déjà une semaine, car il y a bien préméditation, il ne peut en être autrement, il a fallu préparer, fixer l'instant, les circonstances, trouver l'arme. Oui, au fait, cette arme, d'où provient-elle ?

Maintenant libérée, Martine tue le temps avant de tuer Pierre. Alors que le temps passe et que le moment approche, elle s'offre un intermède : ce sera le troisième fax. Elle va s'y livrer à un jeu cruel, un jeu destructeur, un jeu où il n'y aura que des perdants. Destructeur ? Mais que reste-t-il donc à détruire ? Oh ! si peu ! Il reste à parfaire la destruction en laissant s'exprimer cette part de haine qui dort nichée au fond de tout grand amour, ce cancer qui n'attend pour se réveiller et dévorer son hôte que le moment opportun.

Que peut-on ajouter d'autre ? Qui pourra croire à la véracité de la séance d'onanisme ? Qui n'aura pas envie de sourire au déballage sordide qui lui fait suite ? Martine obscène : tu parles ! Naïve, ça oui ! Méchante et naïve, bête et naïve, désespérée et naïve. Émouvante de naïveté. Simplement émouvante.

Martine est émouvante. Il n'y a rien à ajouter.