3. Killer. b.

Je suis un homme en colère.

Je ne supporte plus cet auteur qui me ridiculise, qui fait de moi un être falot, maniéré, imbu de lui-même. Cet auteur qui va même jusqu'à m'inventer une famille ! De quel droit, hein, je vous le demande, de quel droit se le permet-il  ? Un écrivain - mais est-il un écrivain ? - ne peut faire n'importe quoi avec ses personnages. Le fait qu'il ne s'agisse pas d'êtres de chair et de sang ne change rien à l'affaire.

Je ne parle pas uniquement pour moi, je ne prends pas en considération mon seul cas personnel. Car les autres, Martine et Georges, ne sont pas logés à meilleure enseigne, même si le traitement qui leur est infligé emprunte d'autres voies. Ces créatures plongées dans le malheur, rongées par la souffrance, et qui s'apprêtent à commettre l'irréparable chacune à sa façon, l'auteur n'a pour elles aucune pitié véritable. Comme au bord d'une rivière où toutes deux se noieraient, il les regarde se débattre au milieu des remous, dans le courant qui les emporte. Sans broncher, sans intervenir. Il est l'entomologiste pervers observant la lente agonie de l'insecte qu'il vient d'épingler sans l'avoir endormi. Sa plume est un scalpel qui dissèque à vif corps et cœurs et tranche dans le foisonnement palpitant des âmes.

*

Vrai, cet homme se prend pour Dieu.

Mais il n'est que l'apprenti sorcier qui conjure ses angoisses, le jeteur de sorts qui exorcise ses obsessions. Dans la pénombre trouble d'une arrière-boutique où flottent en suspension des vapeurs d'encens, il plante des aiguilles dans des rudiments de poupées façonnés par ses doigts malhabiles, et croit voir s'échapper des blessures infligées, précieuses et rares, quelques gouttes de sang.

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Cet homme-là règle ses comptes. Avec la mort, les femmes, l'amour, le sexe. Avec lui-même. Il imagine inventer la vie mais se débat dans les tourments de la sienne propre. Il gère sa solitude à la petite semaine alors qu'il pense explorer l'insondable. Il cherche à oublier la peur qui le tenaille en créant des chimères sur lesquelles il pourrait s'apitoyer.

Mais il n'a de vraie pitié que pour lui-même.

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Que sait-il de moi, ce tourmenté du ciboulot, cet écrivaillon mal dégrossi, pour ironiser sur mes origines et me décrire en une espèce d'aristo décadent, un fils de bourgeois dégénéré, un fin de race ?

J'ai connu une jeunesse sans histoire, dans une famille sans histoire. Italienne, ce point est exact. Je ne vous raconterai pas les circonstances qui m'ont conduit à devenir ce que je suis, - je veux dire un tueur professionnel -, vous seriez surpris de la banalité de la chose, vous vous diriez que cela aurait pu aussi bien vous arriver à vous.

Oui, je suis un être cultivé, raffiné. Est-ce une tare ? Tous les tueurs à gages doivent-ils, comme le héros de Graham Greene, avoir un bec de lièvre, un père criminel qui récidive et que l'on pend, une mère qui s'égorge dans sa cuisine ? Doivent-ils nécessairement connaître une existence misérable, solitaire, être méprisés de tous et porter la haine en eux ?

J'adore la musique, j'aime les femmes et je m'interroge sur Dieu. Bref, je suis un être normal et j'aime la vie. Pas vous ?

Ah ! Un dernier point : je ne rêve pas. Plus exactement, je n'ai jamais le moindre souvenir des rêves que je fais.

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Monsieur mon auteur, il faut que je vous dise.

Lorsque la réalité vous dérange, vous la tournez en dérision. Mais quelle idée vous a pris de faire de moi l'un de vos personnages ? Maintenant que je suis là, installé dans votre roman, je vous embarrasse. Vous vous apercevez un peu tardivement que vous n'êtes pas en mesure de traiter un tel sujet. Vous pensiez que la fantaisie suppléerait l'incompétence et c'est un fiasco.

Je traverse les pages que vous écrivez sans que le papier garde l'empreinte de mon passage, car vous m'avez gratifié de l'inconsistance d'un ectoplasme. Comment voulez-vous que le lecteur s'attache de près ou de loin à un être de si peu d'épaisseur ? Les mondes dans lesquels nous évoluons, vous et moi, sont trop distants l'un de l'autre pour que vous ayez du mien l'intelligence qui vous permettrait de me donner cette densité qui me fait défaut. Enfermé que vous êtes dans votre petit univers étriqué, vous ne pouvez pas savoir. Vous ne pouvez même pas imaginer, autrement que de façon surréaliste.

Il vous faudrait en effet plonger en apnée dans l'ombre et le silence des abysses de la société, atteindre ces profondeurs où le sang et la sueur exacerbent les appétits féroces des monstres qui les hantent, vous laisser sombrer jusque dans ces abîmes dont les eaux agitées parlent des combats que s'y livrent les grands prédateurs. Mais vous n'avez pas le souffle nécessaire, vos poumons ne supporteraient pas, ils imploseraient.

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Vous ne pouvez savoir, vous ne pouvez comprendre. Ma colère est vaine et je vous l'abandonne. Il me faut maintenant regagner l'ombre et le silence des grands fonds. Il n'est que temps.