3. Georges. b.

C'est le soir, ou peut-être déjà la nuit, alors que les néons se sont tus et que le hublot central ne dispense plus lui-même qu'une lumière indécise. Je ne dors pas, je ne pense pas, je suis absent et mon regard se perd dans l'immensité obscurcie du plafond marin. Elsa est sortie de ma vie mais je l'ignore encore. Personne ne m'a rien dit. Elsa ne m'a rien dit.

Le cri des néons qu'on rallume et leur clarté brutale qui se stabilise après quelques spasmes m'arrachent à ma torpeur. Tu es là, dans l'encadrement de la porte. Depuis combien de temps ? Je n'ai pas entendu la porte s'ouvrir. Tu es là, campée sur tes jambes, les mains dans les poches de ta blouse blanche. Les poings fermés, sans doute. Depuis combien de temps ? Je n'ai pas entendu le gémissement des gonds. Tu es là, tu me regardes de ce regard qui s'échappe par en-dessous de tes sourcils. Tu m'observes, tu me jauges. Depuis combien de temps ?

Depuis combien de temps étais-tu là, dans l'encadrement de la porte, à m'épier par-dessous tes sourcils, dans la lumière indécise du hublot central ? Quelle combinaison compliquée de tes neurones malades a ensuite décidé de mettre un terme à la clandestinité sournoise de cette observation, donnant l'ordre à ta main de relancer le grésillement geignard des néons ? Me vois-tu mieux ainsi, insolé par tes soins ? Oui, peut-être, mais non, n'est-ce pas ? la raison est autre. Tu as signé ta première agression pour me révéler ta présence et me laisser imaginer le manège auquel tu te livrais, - ton regard silencieux dans la pénombre. Une pression nerveuse de ta main sur l'interrupteur et je découvre ton existence, et je te hais déjà de te savoir exister.

Tu demeures immobile sur le seuil de la porte. Immobile et muette. Tes lèvres minces ne disent rien, n'expriment rien. Tes yeux sont fixés sur moi, froids et lisses. De ton être, ainsi figé sans expression, semble cependant s'échapper des ondes dont la vague se propage jusqu'à moi et me gifle : Ainsi c'est ça le phénomène ! Eh bien ! mon bonhomme, il va te falloir désormais compter avec moi !

Brusquement ton corps s'anime, tu tournes les talons et sors de la chambre. L'obscurité m'a été rendue, la porte a claqué, tu as disparu mais ta présence ne s'est pas dissipée.

Tu es Olga, et je sais maintenant que je ne reverrai plus Elsa.

*

Pourquoi Olga, me diras-tu ? Je veux dire, pourquoi ce prénom ? Je ne suis pas sûr que tu sois en mesure de comprendre, cela exigerait une sensibilité que tu n'as pas, car la sensibilité te fait défaut, Olga, et Olga, pour moi, signifie justement ce défaut de sensibilité.

Si tu n'étais pas cette femme insensible, - mais tu ne serais pas Olga -, il me suffirait de te dire : Écoute la musique des mots et tu comprendras. Elsa, Olga. Olga, Elsa... Écoute. Elsa, une aile d'oiseau qui froisse la tiédeur parfumée de la nuit. Olga, le claquement rauque d'un bec rapace dans l'air sec et glacé. Mais cela te dépasse, cela n'est pas accessible à tes poings fermés au fond de leurs poches, à tes lèvres minces et serrées, à tes yeux qui regardent par-dessous les sourcils.

Si tu n'avais pas cette dureté rédhibitoire, je te dirais, - mais ce serait alors inutile - : Ferme les yeux et vois. Elsa, une photo aux couleurs soyeuses, chaudes, apaisantes, avec un flou léger, un flou qui fait que les formes se fondent, ou plutôt s'interpénètrent, comme sujettes à une subtile osmose. Olga, le noir et blanc d'un cliché de reportage, sans nuance de gris aucune, la crudité du noir et du blanc, l'abrupte précision du trait, l'implacable nudité des surfaces qui se côtoient en s'ignorant.

Mais que puis-je dire, Olga, que tu puisses comprendre.

*

Le lendemain se confirma la révélation que j'avais eu lors de ton apparition nocturne : je ne reverrais plus Elsa. Tu la remplaçais. J'allais devoir compter avec toi. Tu entrais dans ma vie en t'engouffrant dans la déchirure de l'absence d'Elsa. Cela déjà suffisait à te rendre insupportable.

Dès le matin, tu as vaqué à tes occupations, indifférente à moi, à ma présence, comme si j'étais un objet parmi d'autres, dans le fouillis de l'appareillage médical dont le démantèlement avait commencé. Je nécessitais moins de soins, signe que d'un certain point de vue j'allais mieux, j'étais tiré d'affaire, mais aussi et surtout que le peu d'évolution constaté dans le retour d'une quelconque motricité, incitait à penser qu'il était inutile de continuer à me consacrer autant de temps et de sollicitude.

Lorsque l'heure de la toilette arriva, tu fis mine d'afficher le même calme désintéressé, la même attitude routinière, mais l'activité machinale de l'éponge parcourant mon corps en tous sens ne parvint pas à dissimuler ta curiosité. Ton regard s'était posé sur mon sexe endormi, incapable de s'en détacher, dans l'attente du réveil annoncé. Quand l'érection se produisit, tu t'obligeas à retenir toute réaction, mais tu ne pus empêcher, tandis que la pression de l'éponge se faisait plus forte, ce léger tressaillement des lèvres, cette espèce de rictus, peut-être ta façon à toi de sourire. Ainsi la copine avait dit vrai, ce n'était pas des boniments. Surprenant, invraisemblable, mais incontestable. Voyez-vous ça !

Tu terminas la toilette sans faire le plus petit commentaire, sans prononcer la moindre parole, sans qu'un quelconque son ne sorte de ces lèvres à nouveau serrées, une fois évanoui cet ersatz de sourire qui y avait flotté un instant. Tu dois être muette ! Et moi qui croyais que tu n'avais aucune qualité !

*

Deux ou trois jours passèrent ainsi, et puis un beau matin je compris que quelque chose était changé, qu'il y avait de la nouveauté dans l'air, que tu n'étais plus exactement la même. J'aurais dû me méfier, me dire que cela ne présageait rien de bon. Le regard en coin, la démarche chaloupée, alanguie, le geste fébrile, le visage légèrement congestionné comme sous l'effet d'une pommade rubéfiante. Je m'interroge. Que t'arrive-t-il donc ? Je ne vais pas tarder à le savoir. La toilette commence, l'éponge s'active, je bande, tu souris. Un véritable sourire, un sourire de satisfaction non retenue. Tout se passe alors très vite. De ta poche tu sors ce que je ne comprends être un préservatif qu'au moment où d'une main experte tu en fais usage. Tu escalades le plateau, retrousses ta blouse, me chevauches. Ton vagin engloutit ma verge et tu te mets en branle. Tu besognes avec l'énergie de quelqu'un qui pratique un massage cardiaque. Je perçois le couinement du plateau et le bruit sourd et sifflant de tes poumons. Tu redoubles d'efforts et un râle s'exhale maintenant de ta gorge, d'abord grave et discontinu. Marquant le tempo il s'enfle peu à peu, change de registre, devient plus saccadé, pour finalement se muer en une longue plainte aiguë qui vient mourir sur tes lèvres désormais ouvertes, alors que ta tête s'est renversée et que ton regard a chaviré.

*

Je ne peux évoquer ces souvenirs sans raviver la souffrance. Tu m'avais violé, il n'y a pas d'autre terme. De ce moment et jusqu'à mon départ, je fus l'objet docile de ton plaisir, le pic sur lequel tu venais chaque matin t'empaler. Usant jour après jour de ce dernier fragment de vie qu'offrait encore mon corps détruit, c'est à mon âme que tu t'en prenais, la désintégrant avec une belle insouciance, dévastant le lieu ultime, le dernier refuge. Jour après jour.

Ce fut l'un de ces matins, au cours de l'une de ces séances, que ma main droite se crispa, mais tu ne le vis pas. Pouce replié vers la paume, doigts refermés sur lui, jointures qui blanchissent, mais tu ne le sus pas. Jour après jour, ce poing en se fermant signifia ma honte et ma révolte, témoigna de la salissure qui envahissait le moindre recoin de mon être, atteignait la plus profondément cachée de mes cellules. Tu ne vis rien, tu ne sus rien.

*

Le jour de mon départ, Olga, où étais-tu ? Rien dans l'air, aucune onde maléfique, aucun courant délétère ne permettait de déceler ta présence.

Sur ma valise, posée sur une chaise auprès du fauteuil roulant, un post-it. Sur le rectangle noir de ma valise, le carré jaune et lumineux d'un post-it. Un post-it et trois mots.

Merci. Bonne chance.