3. Georges. a.

Georges.

Ah ! Georges ! Cet homme, par son désespoir, inspire la sympathie. Évitons de parler de pitié, je pense qu'il détesterait cela.

Georges. Je suis sûr que vous auriez aimé le connaître avant l'accident. Qui était-il alors ? Que pourrions-nous broder autour du peu que nous connaissons de lui, ces quelques éléments qu'il nous a livrés ?

Georges, un homme d'une cinquantaine d'années, une certaine expérience de la vie du fait de cet âge-là, mais pas seulement. Un être qui a saisi au vol, comme on attrape un moucheron, les opportunités de l'existence, et qui n'a jamais aimé que le hasard lui dicte sa loi.

Et Béatrice, me direz-vous ? Car vous n'avez pas oublié que Georges était marié. Béatrice ! On disait Béa. Elle est morte dans l'accident, tuée sur le coup, mais de cela vous vous souvenez aussi. Georges n'en parle pas. Peut-être de la pudeur. Il doit se sentir responsable.

Ce vieux camion bringuebalant, Georges aurait dû l'éviter cent fois. La vitesse, sans doute. Béatrice tuée sur le coup, lui dans cet état, et le silence.

*

Le silence ?

Enfin,... pas tout à fait.

*

Bah oui, quoi, moi j'l'ai bien connu, vu qu'c'était mon voisin. Oh ! depuis une paie, au moins douze ans... Oui c'est ça, douze ans, c'est l'année où le p'tit a eu ses oreillons, alors pensez si j'm'en souviens ! Ça f'sait un bout d'temps qu'le pavillon était à vendre. Ben c'est qu'le terrain est grand, alors forcément c'était pas donné ! Ils l'ont donc acheté en... z'avez qu'à faire l'calcul. Douze ans. Oui, çui-là, à côté du mien. Sympas ? Oui, si vous voulez, on peut dire ça comme ça. Ouais... Elle surtout. Mais j'ai déjà raconté tout ça au journaliste quand il est v'nu m'voir. Remarquez qu'j'ai rien lu su'l'journal. I'mettent bien c'qu'ils veulent, allez ! Enfin voilà... Elle, elle était gentille. Ma femme, elle l'aimait bien. Hein, Rose, la Béa, tu l'avais à la bonne ? Et pourtant ma femme c'est une personne réservée. Attention ! pas une timide, une réservée, e's'lie pas facilement, et pas avec n'importe qui. La voisine, c'était un'p'tite bonne femme qu'avait tout l'temps l'sourire. Même que ça d'vait pas êt' toujours facile avec lui ! C'est pas qu'c'était un méchant, mais il était spécial. Fallait voir comme i'la conduisait, sa bagnole. Z'aviez intérêt à planquer les chiards et les clébards ! Alors c't'accident, ça m'a pas tellement étonné, pensez ! Vous l'avez vue sa voiture, après ? C'est qu'c'était pas beau à voir ! C'est surtout triste pour m'dame Béa, pas vrai ? pa'c'que lui ! Qu'est-c'qu'il a pu lui en faire voir ! C'était un chaud lapin, si vous voyez c'que j'veux dire. Scusez-moi, mais il avait tout l'temps la queue en vadrouille. Z'avez qu'à d'mander à Rose. Oh non ! J'ai pas dit ça ! Ben dame ! e's's'rait pas laissée faire ! L'aurait p'us manqué qu'ça ! Enfin c'était un drôle de zèbre. Pourquoi "c'était" ? Vous savez, vu comme il est maintenant, on peut pas dire qu'il est encore vraiment vivant. Ah ça ! j'l'aimais pas trop, mais j'aurais jamais voulu qu'ça lui arrive. Le Bon Dieu, i' fait bien c'qu'il veut ! I'nous d'mande pas notre avis. Voulez qu'j'vous dise ? M'dame Béa, c'est elle qu'a l'plus de chance. Comme dit ma Rose, sûr qu'à c't'heure elle est au paradis. L'aura bien mérité. L'en a cassé des couples, lui, dans l'coin. Et puis, une jeunesse, ça lui f'sait pas peur non plus. I'courait après tout c'qui bouge. Des fois, pour rigoler, j'disais à Mirza, Mirza c'est not'chienne, j'disais à Mirza : fais gaffe à ton cul, Mirza, on sait jamais ! Alors, vous pensez, c'te pauv' Madame Béa, elle en a vu de toutes les couleurs. Comme on dit, elle a dû en avaler des couleuvres.

*

Ah ! Béatrice ! Je t'aimais mal, c'est vrai, mais je t'aimais. Ce vieux camion bringuebalant, je l'aurais évité cent fois. Mais tu t'es jetée sur moi comme une folle et nous l'avons percuté de plein fouet. Tu vois où nous en sommes ? Toi là-haut, et moi, ce qu'il reste de moi, ici-bas, livré à la vengeance des femmes.

Je suis sûr que tu en ris !