3.

 

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C'est un fait indiscutable, votre lecture vous a mené à la moitié environ de ce livre. Peut-être vous en êtes vous déjà fait la remarque hier au soir lorsque, le sommeil vous gagnant, vous l'avez abandonné sur le chevet de votre lit, posé à plat, grand-ouvert, comme un oiseau aux ailes déployées. A moins que ce ne soit maintenant, quand vous l'avez repris sur la table du salon où il reposait, fermé, un signet de fortune gardant la mémoire de la dernière page lue. Mais il se peut que nous soyons dans un tout autre cas de figure, vous êtes dans le train, pour un trajet de quelques heures, meublant la jachère de votre temps par la lecture de ce livre, fourré à tout hasard dans votre sac de voyage au moment du départ. Vous le lisez d'une traite, avec curiosité ou indifférence, laissant naître l'intérêt ou avalant à la hâte, comme on le fait, les yeux fermés, d'une décoction amère. Votre visage se relève de temps à autre, vous regardez par la fenêtre le paysage qui défile, vous essayez de reconstituer le nom d'une gare à partir d'indices abandonnés sur votre rétine par des panneaux fugaces. Vous regrettez d'avoir prêté à un ami votre Calvino préféré, "Si par une nuit d'hiver un voyageur", vous vous dites qu'il serait judicieux que vous en possédiez un second exemplaire dans votre bibliothèque.

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Vous avez fait la moitié du chemin, alors autant aller jusqu'au bout ! Comment ? Ah ! Vous signifiez à l'auteur que l'argument est faible et qu'à l'exprimer il ne manque pas d'un certain culot. Selon vous, il n'est pas du rôle de l'auteur de jouer à l'avocat et d'assurer la défense de son œuvre. Elle doit être assez grande et forte pour se défendre seule.

L'auteur vous entend, il aimerait néanmoins poursuivre.

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Si vous êtes un adepte de la randonnée, vous connaissez cet instant où la crête qui se dessinait au loin, dans les brumes matinales, est atteinte après quelques heures d'une marche difficile. Vous ne pouvez manquer d'avoir remarqué que sont rares dans l'existence de tels moments où est donnée l'occasion, pour chaque sensation, chaque émotion ressentie, d'éprouver dans le même temps son contraire, son opposé, non dans une situation de simple contraste, mais bien d'une complémentarité où le temps et l'espace sont embrassés dans leur plénitude.

Déjà, avant même le tout premier pas, tandis que vous la considériez en ajustant les bretelles de votre sac à dos, vous vous surpreniez à penser que cette ligne, lieu d'osmose du ciel et de la terre, était un horizon inatteignable. Vous saviez pourtant, votre plan de marche l'attestait, que vous y parviendriez à la mi-journée, à temps pour y dresser votre pique-nique.

Vous songiez , alors que vous vous mettiez en route, aux difficultés au-devant desquelles vous alliez, le topoguide ne vous les avait pas cachées. La chaleur, qui ne manquerait pas de se manifester dès que la brume se serait dissipée, n'arrangerait rien. Vous alliez souffrir, c'était indéniable, et cette souffrance annoncée se mêlait, ingrédient nécessaire, aux plaisirs qui vous étaient promis.

Dans le courant de la matinée, l'idée de rebrousser chemin vous est venue, mais avant même qu'elle ne s'installe, c'est-à-dire durant le laps de temps nécessaire à ce qu'elle s'insinue dans votre esprit, vous l'aviez déjà rejetée en la frappant d'indignité. Si bien que pendant quelque temps, tandis que vous continuiez d'avancer vers cette ligne de crête toujours aussi lointaine, et n'ayant pourtant jamais été aussi proche de vous, l'idée du renoncement et son irrecevabilité ont cohabité dans votre conscience.

Il y eut enfin cette dernière demi-heure, la plus longue et la plus éprouvante, où vous pensiez sans cesse le but à votre portée, là, au détour du sentier, ou encore là, une fois franchi ce dernier taillis, et que sans cesse et toujours il se dérobait à vous.

Voilà, vous y êtes. Devant vous s'ouvre un nouvel espace à conquérir. La question d'un éventuel abandon a désormais perdu tout son sens : revient-on sur ses pas lorsqu'on est au mitan de l'épreuve ? Vous êtes en effet à mi-chemin et vous vous dites que le plus dur est fait. Il ne s'agit plus maintenant que de se laisser glisser vers le gîte d'étape. Ce n'est l'affaire que de quelques petites heures. Mais vous savez aussi que cela est trompeur et qu'il vous faut modérer votre optimisme. L'expérience vous a appris que dans ce type de relief, pourtant simple montagne à vaches, la descente est parfois aussi délicate, malaisée, éprouvante que la montée. Et cette chaleur un peu lourde risque de tourner à l'orage. Oui, en y réfléchissant bien, le plus dur est peut-être à venir.

Vous vous retournez pour apprécier le chemin parcouru. Vous êtes surpris de voir à quel point le paysage qui s'offre alors à vous ressemble à celui que votre regard embrassait l'instant précédent, et pourtant il vous paraît plus familier, car il porte l'empreinte de votre passage, vous y lisez des signes de reconnaissance : dans le lointain, en bas, le village que vous avez quitté ce matin et son clocher si particulier, et puis ici, à mi-pente, la grange et cette bifurcation mal balisée qui a failli vous abuser ; voici, un peu plus haut, la pâture qu'il vous a fallu traverser avec la hâte tranquille de qui vaque à ses propres affaires, sous l'œil à peine curieux de bovins paisibles, mais on ne sait jamais. Il n'y a pas de doute, ce sentier qui serpente est bien celui que vous avez emprunté, sur lequel vous avez peiné, transpiré, souffert. Pourtant vous avez également l'impression de le découvrir pour la première fois : vous ne l'avez jamais contemplé ainsi, en le dominant, sous cet angle qui gomme certaines des difficultés que vous avez dû affronter, ou qui fait apparaître des détails dont vous n'avez plus le souvenir. Il est le même et il est autre.

Faisant à nouveau volte-face, vous revisitez du regard l'autre demi-espace, celui dont vous devez dorénavant prendre possession. Vous constatez qu'il ne vous est déjà plus totalement inconnu, qu'il a perdu cette nouveauté que votre premier regard lui avait consentie. Votre œil s'exerce au repérage des passages délicats, il pose des jalons, il prépare le terrain. La fatigue commence à se dissiper, et c'est seulement maintenant, alors qu'elle prend congé de vous, que vous avez la conscience du fait qu'elle avait investi votre corps. Il est temps de reprendre des forces. La faim a fait son apparition, elle va devenir exigeante, il faut la satisfaire.

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Merci pour votre patience. Merci d'être passé outre le sentiment que l'on abusait d'elle. Car, pour l'instant, vous ne voyez pas trop le lien qui existe entre ce que vous venez de lire et le propos initial de l'auteur, qui semblait être de vous convaincre de poursuivre votre lecture. Si ce lien vous échappe, c'est qu'il n'existe pas.

L'auteur a par bonheur renoncé à cette idée fantasque de vouloir inciter le lecteur à ne pas refermer ce livre alors qu'une moitié du chemin était accomplie. Il a compris que cela manquait de dignité. Aussi ce qui précède ne fait-il pas référence au travail du lecteur mais au sien propre. Car si votre lecture vous a conduit jusqu'ici, c'est que l'auteur a achevé son œuvre, qu'il a eu la chance de la voir éditer, et qu'un exemplaire, d'une façon ou d'une autre, s'est retrouvé entre vos mains. Mais avant de l'avoir achevée, l'auteur est passé par ici, là où vous en êtes, et il a écrit ces quelques pages en sachant qu'elles se situeraient vers le milieu du livre. Oh ! ce n'est pas bien sorcier à comprendre : si vous avez eu la curiosité de jeter un coup d'œil à la table des matières, vous avez remarqué que le plan de l'ouvrage obéit à une règle simple dans l'observance de laquelle l'auteur a souhaité enfermer sa création, et dont il n'a du reste conçu qu'après coup qu'elle constituait un outil de facilitation pour l'écrivain inexpérimenté qu'il était.

Pour en revenir aux quelques paragraphes relatifs à la randonnée, l'auteur sait donc qu'il est à mi-parcours dans son travail d'écriture et il faut voir dans ce passage, non une digression qu'il s'accorderait le temps de reprendre son souffle, mais plutôt une pause lui permettant, par le biais d'une transposition, de rendre compte de son cheminement, de ses difficultés, de ses doutes, etc., bref des différentes sensations qui l'ont assailli, l'assaillent ou ne vont pas tarder à le faire.

Rien ne vous interdit de relire ce passage, particulièrement si vous aviez laissé votre attention se relâcher lors de la première lecture. Quant à l'auteur, la faim de poursuivre a fait son apparition, elle va devenir exigeante, il faut la satisfaire.