2. Martine. a.

Dans le passage qui suit, l'auteur montre sa versatilité puisqu'il revient, en contradiction avec une déclaration antérieure, sur les circonstances de la rupture entre Pierre et Martine.

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Martine fait le siège de Pierre. Cela dure depuis des semaines. Cinq semaines exactement. Depuis cette fin d'après-midi qui vit Pierre remplir un sac de voyage des quelques affaires personnelles qui avaient élu domicile chez Martine, puis sortir de l'appartement en disant simplement "Tchao ! ", avec un petit geste des deux doigts serrés à hauteur du front, comme pour un simulacre de salut militaire.

En prenant la porte de cette façon, Pierre mettait un point final à une scène qui avait commencé tôt le matin, dès le petit déjeuner, avait connu des crescendos et des decrescendos, des pianos et des rinforzandos, quelques pauses et maints soupirs. Ce n'était pas la première. Elles se succédaient au rythme d'une par jour depuis leur retour de vacances, ou plus précisément depuis le surlendemain de ce retour, c'est-à-dire le jour où Martine avait intercepté par mégarde ( ! ) sur le second poste téléphonique, celui de la chambre, une conversation entre Pierre et une certaine Sandra. Lorsque Martine décrocha, ce fut pour entendre celle-ci décrire de mémoire à celui-là, avec une précision du détail et une crudité salace qui en attestaient l'authenticité, quelques tableaux de caractère de facture récente, ayant pour cadre cette île grecque où Martine venait de passer, avec Pierre, des vacances inoubliables.

La curiosité initiale de Martine n'avait duré qu'un bref instant. Elle avait presque aussitôt fait place à l'étonnement, puis était revenue insidieusement se mêler à celui-ci, tandis que la colère commençait à s'installer. Cette dernière s'imposa, composant avec un désarroi notable, lorsqu'il fut question de prendre rendez-vous. Martine était alors intervenue sur la ligne telle une furie, vouant aux gémonies Pierre et Sandra, usant pour cette circonstance d'un vocabulaire haut en couleur, et provoquant un repli stratégique et soudain de la "salope" qui raccrocha subito presto.

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Depuis le départ de Pierre, Martine n'est jamais sortie du désespoir. Mais ce n'est pas si simple car, le plus souvent, l'espoir coexiste avec le désespoir. Il lui arrive même de le supplanter temporairement. Le fait que Martine perçoive alors, selon le moment, l'espérance ressentie comme plus ou moins dotée de réalisme ajoute encore à la complexité de la situation.

Toujours est-il que c'est au titre de cet espoir que Martine assiège Pierre. Nous avons déjà eu l'occasion d'inventorier les tactiques mises en œuvre, et de dire que Martine en avait épuisé les ressources. Sa dernière innovation, l'utilisation du fax, apparaît comme une mutation technologique d'importance qui renvoie au domaine muséographique l'ensemble de l'arsenal conventionnel précédemment utilisé, mais elle n'est plus au service d'aucune stratégie. Dans le domaine de l'espoir, il n'y a plus rien à explorer.

Nous pouvons en revanche évoquer les diverses expressions du désespoir de Martine : période de boulimie, phase anorexique,... Non ! Je vous en prie. J'aimerais autant que vous n'en parliez pas. S'il vous plaît, ne parlez pas de tout ça. Vous n'avez pas le droit. Pas vous, surtout pas vous qui ne savez pas ! Trop bouffer, ne plus bouffer, essayer de se tuer en voiture ou bien autrement, il faut être passé par là pour comprendre tout ce que ça signifie de détresse et d'impudeur. Parce qu'on se laisse aller, qu'on se détruit, et qu'en même temps on essaie désespérément d'attirer l'attention, d'appeler au secours.

Martine, un auteur a tous les droits !

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Espoir, désespoir : Martine est à bout. A bout de forces, d'énergie, d'imagination. Elle n'en peut vraiment plus d'assiéger Pierre. Elle n'a plus aucun courage. Non, aucun : ni celui de vivre, ni celui de mourir. Elle laisse la pensée s'échapper, la conscience se déliter. Je vais tuer Pierre, je vais le tuer. Elle est au fond du fond de son existence et y croupit. Je vais le tuer je le tuerai je le tuerai le tuer le tuer...

Comment cette litanie dont le sens s'était désagrégé à force de répétition, qui n'était plus devenue qu'une suite de sons disloquée, a-t-elle pu se réarticuler, se réorganiser, prendre cette consistance, cette opacité tangible, cette matérialité incontournable ? Je vais tuer Pierre ! Par quel sortilège cette chose a-t-elle pris possession de Martine, est-elle apparue comme une folie acceptable, capable d'occuper l'existence, de mobiliser l'énergie ? Je vais tuer Pierre ! Je vais le tuer ! Comment Martine s'est-elle laissée abuser, comment a-t-elle pu imaginer que...

Ça suffit ! Je vais tuer Pierre ! Je vais le tuer ! LE TUER !

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Ce n'est pas orthodoxe. Cela ne se fait pas. On ne tue pas l'autre. Au mieux on se suicide. Ou alors on fait avec. Surtout quand on est une femme. Surtout quand on est une jeune femme, si jeune, qu'on a toute la vie devant soi pour oublier. Pour construire à nouveau. Pour aimer à nouveau. Pour souffrir à nouveau. Que deviendrait-on si toutes les peines de cœur conduisaient au meurtre ? Empêchez-la de faire cela ! Mais empêchez-la donc ! Vous en avez le pouvoir. Après tout, c'est vous l'auteur !

Oh ! vous savez, l'auteur !