2. Killer. b.

Ce qui me causerait un réel plaisir ? Je vais vous le dire : ce serait d'être interviewé. Pas pour la télévision. Non. Ou alors par quelqu'un comme Bernard Pivot. "Bouillon de culture" est un cadre qui pourrait me convenir. Mais la presse écrite me satisferait mieux. L'écrit impose un recul, une distance que j'apprécierais davantage. Non que je craigne de me laisser aller plus qu'il ne serait souhaitable devant un micro, mais un entretien destiné à l'écrit est soumis, entre le moment où les propos sont tenus et celui où ils sont imprimés, à un travail d'affinage qui permet à l'expression d'être au plus près de la pensée. Un magazine d'actualité ferait l'affaire, un hebdo. Pas n'importe lequel : j'éviterais cette presse qui ne propose à son étal que les viandes faisandées des scandales et les entrailles sanguinolentes des vies privées. Cela restreint le choix !

Une interview. Oui, j'aimerais vraiment. Parler de mon métier, de ma vie. De moi.

*

– Monsieur K (je vous appellerai ainsi puisque nous avons convenu que vous conserveriez l'anonymat), vous avez accepté de répondre à mes questions ; vous avez même tenu à préciser que vous le feriez avec la plus grande simplicité. Cette démarche vous paraît-elle naturelle, compte tenu de la profession que vous exercez ?

– Votre question me surprend. La poseriez-vous à un pianiste virtuose ou au numéro un du tennis mondial ? Le fait d'exercer un métier rare et d'y exceller empêcherait-il toute simplicité ?

– Je crois que vous m'avez mal compris. Je repose ma question autrement : vous paraît-il naturel que quelqu'un qui exerce cette profession, la vôtre, réponde volontiers à l'invitation d'un journaliste ? D'ailleurs, peut-on véritablement parler de profession ? de métier ?

– Ma foi oui, pourquoi pas. Un métier, une profession... On peut sans doute trouver d'autres termes, mais ceux-là me conviennent parfaitement. Quant à la première partie de...

– Il s'agit tout de même de quelque chose qui est hors du commun, vous ne croyez pas ?

– Je vais vous répondre. J'ai dit : métier rare, mais nous sommes un certain nombre de par le monde à l'exercer. Même si l'on écarte les margoulins de tout poil qui, dans ce domaine comme dans d'autres,... Vous savez, je n'appartiens pas à une espèce en voie de disparition. Il s'agit d'un secteur économique en bonne santé. Le travail ne manque pas et il y a de la concurrence. C'est la qualité de la besogne faite qui confère à quelques uns la notoriété. Alors, pour en revenir à ce que vous disiez, ce n'est pas la "chose" en soi qui est hors du commun, mais celui qui en transcende l'exercice. Voilà, c'est exactement cela. Chanter l'opéra n'est pas hors du commun, mais être une diva, si. Maria Callas était hors du commun.

– Tueur à gages, c'est bien cela ? Profession : tueur à gages. Comme l'a écrit l'auteur du roman qui nous héberge, cela ne se trouve pas dans les pages jaunes de l'annuaire ! C'est quand même une raison sociale très particulière !

– Permettez-moi d'ignorer les remarques de l'auteur. Et puis, il faudrait que nous avancions un peu, que vous ne me reposiez pas toujours la même question. Vous y êtes, vous, dans les pages jaunes ? Tueur à gages ! Bien sûr que cette rubrique ne figure pas dans le bottin ! Je n'aime d'ailleurs pas cet... On pourrait imaginer une formulation qui, je ne sais pas,... Comment dire... C'est le mot "gages" qui me déplaît. Il renvoie à la domesticité.

– Pardonnez-moi d'insister, mais j'essaie d'imaginer, de banaliser : Qu'est-ce que vous faites dans la vie ? Moi, je suis tueur à gages, et vous ?

– Écoutez, il faut parler clair, il ne faut pas se voiler la face. Vous mettez le doigt sur les zones d'ombre, les espaces lacunaires que crée la société pour gérer l'hypocrisie dont elle se nourrit. Oui, j'exerce un métier, non il n'est pas dans l'annuaire. Oui, ce n'est pas courant mais cela existe, bien que dépourvu de reconnaissance sociale. Alors, parlons-en. Si je devais définir mon domaine d'activité, je dirais que je suis un prestataire de services. En terme de statut social, je pense que travailleur indépendant est ce qui convient le mieux. Je ne suis pas un chef d'entreprise, je n'ai pas d'employé, pas même de secrétaire, bien que cela ne me serait pas inutile. J'ai un siège social. C'est un peu fictif. Un bureau quelque part. Une boîte aux lettres, un téléphone avec un répondeur interrogeable à distance. Comme dans beaucoup d'autres domaines de notre économie moderne le problème numéro un est celui de la circulation de l'information. Il n'est pas évident de gérer les contacts avec les clients. Je ne fais pas fi des technologies modernes. Aujourd'hui je me sers le plus souvent de mon téléphone portable. Cela me simplifie la vie. J'ai même songé à ouvrir un site Internet ! Mais dans mon secteur d'activité on se méfie de l'écrit, même lorsqu'il est volatile. Tout ou presque repose sur la parole donnée. Pour mes... honoraires, un compte en Suisse, comme tout le monde. Pas de problème, jusqu'à présent.

– Vous venez d'évoquer les "clients". Alors, vos clients justement : qui sont-ils ?

– Bien évidemment vous ne vous attendez pas à ce que je vous donne une liste de noms, et je ne le ferai pas : il y a des règles à ne pas transgresser.

– L'omerta  ?

– Ce n'est pas le terme que j'emploierais. Je n'ai rien à voir avec la mafia, avec aucune mafia ajouterai-je. Non, simple secret professionnel ! Pourtant, pour en revenir à mes clients, certains d'entre eux apparaissent régulièrement dans vos colonnes à divers titres. Pas spécialement de grands malfrats, ni même des individus réputés pour leur indélicatesse. Vous savez, tout le monde, à un moment ou à un autre de sa vie, peut avoir besoin de recourir aux services d'un professionnel tel que moi. Évidemment, lorsqu'il s'agit de moi, ce n'est pas n'importe quelle couche de la population. Ma renommée, les tarifs qui en découlent font que ...

– Attendez, attendez ! Vous êtes en train de me dire que ceux que vous appelez vos clients sont, pour l'essentiel, des personnages en vue, des gens bien sous tous rapports : c'est cela, non ?

– Oui, si vous voulez ! Des hommes politiques, des financiers, d'autres encore. Mais les..., les "victimes" aussi ! Vous savez cela aussi bien que moi, même si vous jouez au naïf. Je suis du reste persuadé que ceux qui lisent ces lignes le font sans grand étonnement. Il en est de ce domaine comme de l'espionnage. Des articles, et je pourrai citer certains des vôtres, mais aussi des romans donnent du grain à moudre à l'imagination de chacun. Ainsi, par exemple, les lecteurs de John Le Carré en savent-ils beaucoup sur le fonctionnement des services secrets. Entre fiction et réalité la marge est mince, et surtout on ne sait plus très bien où elle se situe.

–  "Tueur à gages", de Graham Greene ?

– C'est un mauvais exemple. Le personnage de Greene, Raven si je me souviens bien, ne donne pas de la profession une image très... gratifiante. Personnellement, je ne me reconnais pas du tout dans ce produit de la misère sociale, affublé qui plus est d'une disgrâce physique. Non, nous ne sommes pas du même monde. Raven est pitoyable. Diriez-vous cela de moi ?

– Parlons plutôt de vos... exploits, - je n'ai pas d'autre terme qui me vienne à l'esprit pour l'instant. Tout le monde se souvient de l'affaire Barthelouze, à la gare de Lyon, ou bien de Milan, en décembre dernier...

– Alors là je vous arrête tout de suite : Milan oui, bien sûr, c'était moi, mais je n'ai rien à voir avec ce qui s'est passé à la gare de Lyon. Vous me connaîtriez mieux, vous ne m'attribueriez pas cet épisode : l'œuvre d'un artiste se reconnaît tout de suite à sa facture, qu'il s'agisse de la patte du peintre ou de la petite musique de l'écrivain. Je ne veux pas dénigrer un confrère, mais il me semble que cette affaire Barthelouze a été menée avec beaucoup de légèreté. Rien à voir avec la perfection de l'opération de Milan. J'ajouterai que le terme d'exploit que vous avez employé comme à regret me convient assez bien, si l'on excepte la connotation ironique que lui conférait votre sourire. C'est celui que vous utiliseriez tout naturellement pour un sportif de haut niveau. Je crois que la comparaison est bonne, elle éclairera vos lecteurs. Je fonctionne un peu comme un sauteur, ou un lanceur. Avant l'exploit, instant de paroxysme d'une si brève durée, il y a la concentration, et avant elle toute une longue période de préparation, tant physique que psychologique. Mais je me sens proche aussi des artistes, question de sensibilité personnelle, et bien que les modes de fonctionnement soient très différents. Ainsi, un écrivain, au chevet de son livre, comme habité par lui, ou bien un peintre. Pensez à Picasso : plusieurs tableaux par jour, un boulimique de la peinture, un volcan en perpétuelle éruption. Oui..., nous ne fonctionnons pas de la même manière.

– Mais... l'exploit (décidément, j'ai du mal à m'y faire ! ) n'est pas toujours au rendez-vous ? Il doit vous arriver de connaître des échecs ?

– Des échecs ? Laissez-moi réfléchir... Non, je ne vois pas. Les quelques ratés que je déplore ne sont pas de mon fait. Tenez, laissez-moi vous raconter une anecdote. C'était en 1977. Vous retrouverez facilement à quelle affaire je fais allusion bien qu'elle soit déjà ancienne. J'étais encore jeune dans le métier, mais j'en avais réalisé la préparation avec la minutie qui m'est devenue coutumière. Arrive le jour de l'exécution. Je suis en place, l'œil rivé à l'oculaire de la lunette. Oui, ce jour-là je travaillais avec un fusil à lunette, cela m'arrive parfois, tout dépend des circonstances. Je le vois, au milieu d'un petit groupe, collaborateurs, gardes du corps, sa tête occupe le centre de mon réticule, j'ai le doigt sur la détente,... et soudain, pof ! il tombe. Raide mort. Le soir, oui, seulement le soir, j'ai appris qu'il avait été foudroyé par une crise cardiaque !

– L'histoire est drôle ! Mais puisque vous évoquez des affaires anciennes, j'aimerais justement que vous me parliez de l'une d'entre elles, sans doute la plus retentissante, la plus exceptionnelle, je veux parler de l'assassinat de JFK.

– JFK ? Vous voulez dire John Fitzerald Kennedy ? Le président Kennedy ? Excusez-moi, je n'ai rien à dire sur le sujet. D'ailleurs je n'exerçais pas encore.

– Pourtant il me semble que...

– Non, non, n'insistez pas, je viens de vous dire que je ne sais rien, que je n'ai rien à dire. Rien. Absolument rien.

– C'est comme vous voudrez. Laissons donc le passé pour en revenir au présent. Sans vouloir vous être désagréable, je dirai que vous êtes un homme d'un certain âge qui devra un jour prochain mettre un terme à sa carrière. Que suscite en vous cette réflexion ?

– Oui... Oui... Que vous dirai-je !... Ma carrière a été longue, nous venons d'y faire allusion. Il n'est pas facile de raccrocher. Cela ne se fait jamais de gaieté de cœur. Je traite actuellement mes tout derniers contrats. Je dois songer dès maintenant à ce qui viendra après. Le problème n'est pas celui de l'argent, bien que... Non, le vrai problème est de ne pas rester inactif, de continuer à conserver une place dans la société. Je souhaiterais ne pas rompre complètement avec ce qui aura eu si longtemps une telle importance dans ma vie. Je ne veux pas laisser mourir une expérience aussi riche. Il me faut la transmettre à d'autres, former des jeunes,...

– Est-ce que vous pensez que cet article peut faire naître des vocations ?

– Je ne sais pas. Je ne sais pas si cela est vraiment souhaitable. C'est un métier dur, difficile d'accès. Et il n'est pas aisé d'y tenir un rang parmi les plus grands.

– Pourtant vous envisagez de former des jeunes.

– Oui. C'est mon côté artisan. Un ébéniste, un doreur, même un boulanger comprendront cela. Il faut perpétuer le goût pour la belle ouvrage, ne pas laisser disparaître les savoir-faire.

– Monsieur K, cet entretien touche à sa fin. Mais j'aimerais, avant que nous nous quittions, aborder avec vous des sujets moins professionnels. Nos lecteurs aimeront vous connaître plus intimement. Ils savent déjà que vous êtes un être cultivé. S'ils vous voyaient, ils apprécieraient votre élégance raffinée. Sobre mais raffinée. Alors, Monsieur K, parlons ensemble de l'homme : K et la musique, K et les femmes, K et Dieu !

– Je ne vais pas me mettre à nu devant vous ! Mais vous avez dit "Musique". Il faut que vous sachiez, du moins vos lecteurs car vous, vous le savez déjà, que je raffole de l'opéra. Verdi, Puccini, Bellini. Non, pas Wagner. L'homme de la Tétralogie ne convient pas à ma sensibilité. Une musique trop rugueuse, souvent brutale. Parlez-moi plutôt de Léo Delibes ! Le duo du premier acte, Lakmé et Malika cueillant des fleurs le long de la rivière. "Ah ! glissons en suivant le courant fuyant dans l'onde frémissante." Toute cette suavité ! Faramineux !

– Monsieur K et les femmes ?

– Là nous entrons vraiment dans ma vie privée ! Bon. Que vous dirai-je ? Bien sûr, j'ai dû renoncer au mariage. L'exercice conjugal et celui de ma profession présentent trop d'incompatibilité. Mais je cultive avec beaucoup d'attentions quelques liaisons durables dans différentes capitales européennes. Cela vous convient-il ?

– Vous parlez sans accent un français d'une excellente qualité, bien que ce ne soit pas votre langue maternelle. Par ailleurs, si je suis bien informé, vous vivez actuellement à Lausanne dans une...

– Je parle plusieurs langues très couramment, mon job l'exige. Mais il est vrai que le français occupe une place privilégiée. Du reste je songe à m'installer en France définitivement. La cuisine, l'art, la douceur de vivre, la démocratie : vous avez beaucoup de chance et j'aimerais que vos compatriotes en soient plus souvent persuadés ! Quant à Lausanne, vous êtes mal renseigné. Mais je ne peux vous en dire plus, vous comprenez bien pourquoi. Et puis, vous savez, je vais, je viens, au gré de mon travail, je n'ai pas véritablement de port d'attache, disons que je fréquente quelques escales !

– Monsieur K, croyez-vous en Dieu ?

– Vous me posez là une question difficile. Dieu !... Je pourrais vous répondre qu'il ne figure pas parmi mes clients ! Bien que je me demande...

*

Oui, une interview...

Tiens ! un jour, je devrais me mettre à écrire.