2. Killer. a.

Nous avons quitté K dans la salle de bains d'une chambre d'hôtel de bon standing, alors qu'il s'y livrait à ses ablutions matinales, peu de temps après son réveil, et dans le respect d'un rituel qu'aucune intervention extérieure, pas même celle de l'auteur, ne pourrait venir déranger.

Fin du résumé.

Notons que l'épisode dont il est question a été volontairement interrompu avant que la lecture n'en devienne un tant soit peu fastidieuse. Il était manifeste en effet que le procédé utilisé ne pouvait l'être encore bien longtemps sans que vous n'éprouviez une certaine lassitude. Peut-être même cette décision, somme toute courageuse, n'est-elle intervenue que trop tardivement. Voilà en tout cas ce qui explique que nous ayons laissé K alors qu'il faisait sa toilette ce matin-là dans le local prévu à cet effet, local adjacent à une pièce à dormir, et doté de tout le confort nécessaire à son usage par les soins attentifs d'une direction soucieuse du bien-être des clients amenés à séjourner dans l'établissement de qualité fort convenable dont elle assure la gestion. Ouf.

Ce n'est pas sans déplaisir que l'auteur a décidé de cette interruption, supprimant du même coup de son manuscrit quelques pages dont la rédaction était déjà bien avancée. Il regrette en particulier certain passage où il était question de la séance de yoga à laquelle s'astreint K une fois sa toilette terminée. Déjà, voir K nu comme un ver est un spectacle en soi pour qui ne le connaît que vêtu avec cette élégance recherchée qui lui est propre et que soulignera un journaliste d'ici quelques pages, mais le voir se livrer sur la moquette de la chambre à ce qu'un esprit non averti prendrait pour des galipettes a de quoi véritablement surprendre. Vous êtes grotesque. C'est une nécessité pour moi de me ressourcer, de retrouver au commencement de chaque nouvelle journée la maîtrise de mon corps, de mon âme, de mon être tout entier. Qui pourrait prendre pour un jeu de galopin la pratique de ces asanas dont chacun se traduit par l'élaboration d'une sculpture corporelle délicate et fugitive !

L'auteur a été mal compris. Peut-être s'est-il mal exprimé. Car les postures exécutées par K l'ont fortement impressionné. Laissant son imagination vagabonder, il repensait, voyant certaines, à ces cactus dressés, tels de grands candélabres, dans le désert mexicain. D'autres lui rappelait ce crapaud familier qui, chaque soir, alors que la chaleur lourde de l'été commençait à se diluer dans l'obscurcissement du ciel,...

Mais laissons cela. Quittons définitivement la salle de bains de la chambre d'hôtel, la chambre d'hôtel et l'hôtel lui-même, oublions les quelques feuillets livrés à la voracité de la corbeille. Enfin, ne donnons pas prise à certaines manifestations de mauvaise humeur du... "héros".

*

Non.

Occupons plutôt notre temps à essayer de comprendre ce qui a conduit K là où il en est : comment un être aussi cultivé, raffiné, - cela a déjà été dit mais on ne se lasse pas de le répéter -, a-t-il pu être amené à devenir un professionnel du meurtre ? Quel cheminement particulier dans la vie ? Quelle fracture dans la prime enfance ? Quelle erreur d'aiguillage dans l'adolescence ? Quel accident de parcours à l'âge adulte ? Bref, quel hasard a fabriqué ce destin !

En réponse à cette interrogation, vos lectures, à défaut de vos fréquentations personnelles, vous inciteront peut-être à accepter les éléments biographiques qui suivent : K est né dans un faubourg de Turin ; sa mère mourut en lui donnant naissance ; le père ne supporta pas et devint alcoolique ; la grande sœur se prostitua dès que nubile ; K ne connut son frère aîné que dans les parloirs de diverses centrales ; quant à lui, s'étant engagé dès que cela lui fut possible, il se distingua par une conduite exemplaire dans le commando auquel il fut affecté ; au sortir de l'armée, l'alternative qui s'offrait était simple : rempiler comme mercenaire ou devenir tueur à gages ; individualiste dans l'âme, il choisit le second parti.

Oui ? Eh bien vous n'y êtes pas ! Et vous n'en êtes pas autrement surpris car vous sentiez que cela ne collait pas avec le personnage. La véritable réponse à la question posée doit être recherchée dans d'autres lectures. Voilà :

K est l'héritier d'une vieille famille de l'aristocratie italienne. Il est né et a grandi dans la demeure de ses ancêtres, une solide bâtisse, plutôt villa que palais, dont la terrasse domine la campagne toscane. C'est de cette terrasse, lieu de prédilection pour un garçon mélancolique et solitaire, que K assista aux différents drames qui devaient imprimer si fortement sa conscience. Il avait six ans lorsque sa petite sœur se noya dans l'étang qui dort en contrebas de la terrasse. Noyade accidentelle. La barque, manœuvrée par le père, chavira sans raison. La vase engloutit aussitôt le corps de la fillette. Pauvre Emilia ! Dix ans lorsque, d'une décharge de chevrotine, le fusil du père ensanglanta à mort la chemise blanche de la mère. Accident de chasse. Au petit matin. Dans le pré, derrière l'étang. Pauvre Maman ! Dix ans et demi lorsque le frère aîné, qui aimait trop sa mammina, se pendit à l'une des branches du chêne, à l'orée du bois qui jouxte le pré. Pauvre Alessandro ! Treize ans lorsque K ne put plus voir de la terrasse son père aller et venir comme un forcené dans cette portion de campagne toscane qui avait connu tant de tragédies : le peu de conscience qui y résidait encore l'ayant quitté, le corps du padre s'était retranché définitivement entre les quatre murs d'un petit pavillon situé au-delà de l'étang d'Emilia, sur la droite du pré de la mamma, et pas très loin du chêne d'Alessandro. K avait seize ans lorsque l'on désinfecta le pavillon à l'issue de la lente agonie de son père. Pauvre Papa !

Trois mois plus tard, la grande bâtisse, plus villa que palais, était fermée. Quant à K, personne n'aurait su vous dire ce qu'il était devenu. Il fallut attendre près de trente ans avant de voir les volets se rouvrir et quelqu'un fouler à nouveau le sol de la terrasse, cette terrasse qui offre une vue des plus charmantes sur la campagne toscane. Une jeune et jolie femme avec une ombrelle, et un petit chien. Son mari venait de racheter la vieille demeure. Un couple d'Américains, paraît-il.

*

C'est la bonne version. Croyez-en l'auteur. Mais permettez-lui de ne pas divulguer ses sources.