2. Georges. b.

Elsa. Tu fus la première, l'initiatrice.

Mais il aura fallu auparavant que mon corps sorte de la nuit dans laquelle il était enkysté, et cela demanda du temps et encore du temps. Je m'y prêtais de mauvaise grâce. Les efforts déployés autour de moi semblaient ne pas me concerner personnellement. Qu'en était-il alors de ma personne ! Peu à peu le monde se reconstruisit, se réorganisa. Dans la rumeur ouatée qui emplissait ma tête les bruits réapprirent à se différencier. Il leur fallut ensuite retrouver une signification. Certains y parvinrent, d'autres échappèrent à toute réminiscence. Me devinrent ainsi familiers la crépitation des talons sur le carrelage, le tintement d'ustensiles que l'on entrechoque ou que l'on pose sur une surface dure et sonore, le chuintement d'un chariot, le grésillement parfois insistant d'une sonnette. Des voix. Le simple bruit des voix, avant même les mots, avant même que je comprisse que parfois ces voix s'adressaient à moi. Un rire enfin. Ton rire, mais je ne le savais pas encore.

Je recouvrai la vue plus tardivement. Mes yeux semblaient s'être remplis de l'eau troublée d'un étang. La lumière ne me parvenait, incertaine, qu'après avoir dû traverser toute l'épaisseur d'un univers glauque. Des formes indistinctes y évoluaient parfois, certaines avec la lente majesté de carpes solitaires, d'autres constituées en bancs dont l'agitation spasmodique paraissait répondre aux impulsions aléatoires d'un courant électrique. Ma vue était alors soumise à l'ouïe. L'interprétation des sons que captaient mes oreilles m'aidait à décrypter les images. Le travail de mise au point s'en trouva facilité et s'accéléra. Comme sur le verre dépoli d'un appareil photographique les contours indécis gagnèrent en netteté. La profondeur de champ se restaura. Les couleurs n'eurent plus à se répandre, à se mêler. Elles regagnèrent naturellement leur place dans des frontières retrouvées.

Du fait de l'immobilisation horizontale de mon corps, le plafond de la chambre s'offrait en premier à mon regard lorsque j'ouvrais les yeux. Il était d'un bleu mal défini et l'écaillage par endroits de la laque inventait sur son océan la carte d'un archipel d'îlots disséminés. Au centre, un plafonnier en forme de hublot dispensait en permanence une lumière pauvre qui ne s'enrichissait que le soir, lorsqu'elle prenait le pas sur la clarté du jour. Mais cela durait peu : des néons prenaient bientôt le relais pour installer, après quelques fulgurations, leurs soleils barbares. Le hublot central oubliait sa brève vocation d'astre sélène pour redevenir simple veilleuse.

Mon environnement latéral, au-delà du plafond, était une périphérie. Le mouvement de mes yeux dans leurs orbites me permettait de mieux appréhender cette banlieue où l'appareillage médical dressait des tours menaçantes. Mais ces investigations me fatiguaient rapidement. Je regagnais alors le havre de mon plafond marin et de ses îles, et je laissais mon regard s'y noyer.

Il arrivait qu'un visage vînt à s'interposer. Le tien occupa presque tout de suite une place à part. Au point que je finis par espérer, dans tout visage se penchant vers moi, pouvoir reconnaître le tien. Tes yeux, surtout, m'attiraient, cette façon qu'ils avaient de m'interroger, les sourcils se relevant pour graver deux rides légères sur le front. Ils me scrutaient, me sondaient, fouillaient au plus profond comme pour tenter d'y découvrir cette part de moi qui s'y était enfouie.

Ce sont tes yeux qui m'apprirent que ce rire était le tien. Je décidais que tu serais Elsa. A cause de ces yeux.

*

La souffrance ne m'habitait plus depuis quelque temps déjà. Cette locataire omniprésente et exigeante s'était peu à peu diluée pour finalement quitter les lieux, disparaître, ne me laissant d'elle que les fragments d'une douleur amoindrie que j'apprivoisai comme s'il s'agissait désormais d'une partie de moi.

J'en savais assez sur mon état pour nourrir peu d'illusions sur la manière dont il évoluerait, ou plutôt n'évoluerait pas. Des bribes de conversation que je pus surprendre alors que l'on me croyait endormi ne m'avaient laissé aucun doute à ce sujet : définitif, irréversible. Voilà donc comment je devais traduire les circonlocutions que des rhétoriciens éprouvés dans l'art de la progressivité et du ménagement me distillaient jour après jour. Certaines fonctions relatives à l'usage de vos membres sont altérées. Des séquelles ne sont pas à exclure. Traduire : définitif. Vous présentez des troubles conséquents de la motricité. Il n'est pas possible actuellement de se prononcer sur ce qui sera récupérable. Traduire : irréversible. Vous êtes atteint de tétraplégie. Une rémission est peu probable mais elle n'est pas à exclure totalement. Traduire : définitif, irréversible. Il se peut que.... Peut-être, avec le temps... Irréversible, définitif.

Je ne posais pas de questions. Plus : je ne parlais pas. Il paraît que rien ne s'y opposait, qu'il fallait voir là un refus de ma part. Mon silence était une forme d'expression. Je n'avais pas à m'inquiéter, le phénomène était courant dans ce genre de situation. Temporaire. Réversible. Je savais cela. Et tout en le sachant je n'ai jamais renoncé à ce refus, même encore maintenant.

*

J'étais en vie, on peut dire les choses ainsi, et il était temps pour moi de me réinstaller dans la quotidienneté de cette vie, d'accepter, au-delà de l'alternance du jour et de la nuit, ce qui en constituait la trame et en dessinait le motif, d'intégrer les repères qui lui servaient d'infrastructure : repas, soins, toilette, quelques rares visites. Les efforts que je fournis pour y parvenir trouvèrent dans ta présence active le catalyseur qui leur était indispensable. Non que tu fusses la seule à me prodiguer les soins qu'exigeait mon corps en perdition, mais tu devins, par les hasards du service, l'intervenante principale, celle de la plupart des instants. Je ne connaissais en dehors de toi que des silhouettes évoluant à des heures de moindre conscience. J'appris à reconnaître ton pas dans le couloir, à le distinguer des autres. J'étais attentif aux variations d'amplitude sonore qui accompagnait tes allées et venues. L'onde de mes émotions semblait s'y être accordée par un curieux phénomène de résonance.

Parmi les multiples occasions qui amenaient ta présence auprès de moi, il y avait la toilette. C'était le matin, après le petit déjeuner et les soins. Il s'agissait donc de ta troisième intervention à mon chevet depuis mon réveil. Mais la toilette était un instant privilégié, un moment d'intimité rare, profonde, dont mon corps ne savait malheureusement me transmettre tous les bienfaits. L'éponge dont tu te servais éveillait en moi des réminiscences incertaines ainsi que cette crème laiteuse, onctueuse dont tu l'imprégnais. Tu me parcourais tout entier avec un sérieux appliqué. Tu me retournais sans brutalité, sans douceur, avec la force de l'habitude. Le mouvement de ta main était ample et rapide quand tu t'occupais du torse et du ventre, des épaules et du dos, des bras, des cuisses et des jambes. Le geste gagnait en rondeur, en précision, en douceur lorsqu'il s'agissait du visage, mais aussi des doigts, des orteils, du pubis, des testicules, du sillon fessier. Tu te tenais alors penchée vers moi, les yeux légèrement plissés, attentive, comme un artisan lorsque la besogne est plus délicate, exige davantage de soin. Laisse-moi te dire, Elsa, simplement : merci.

*

Il y eut ce jour. Il y eut cette chose extravagante.

Un jour comme les autres. La matinée, à l'heure de la toilette. Je suis allongé sur le dos. L'éponge va et vient sur ma poitrine, puis elle descend, s'attarde un instant au nombril, descend encore, contourne le pénis et gagne l'aine alors que de ta main libre tu as soulevé et écarté légèrement ma cuisse.

C'est alors que cela se produit. L'éponge s'éloigne de mon corps tandis que tu te redresses. Tu recules d'un pas, interdite, tenant toujours l'éponge d'une main tandis que l'autre demeure posée sur mon genou. Ton regard bascule du sexe en érection à mon visage, revient à la verge turgescente puis, lentement, remonte à nouveau pour se saisir de mes yeux. Tes lèvres ne profèrent aucun mot mais l'interrogation est inscrite sur ta figure, sans que rien néanmoins ne laisse supposer qu'elle me soit adressée.

Tu demeures ainsi figée quelques instants puis, soudain, tu me saisis à bras le corps, tu m'assois sur le bord du plateau de toilette, tu me pousses pour m'en faire descendre. Mes pieds touchent le sol, mes genoux ploient, je m'affaisse. Tu me retiens à peine, comme si tu voulais constater. Je suis maintenant à terre, je m'y répands.

Tu es devant ce corps effondré qui gît à tes pieds, ce corps qui a refusé de répondre à ton appel, de manifester d'autre vie que cette érection maintenant évanouie. Ton regard s'est absenté, tu n'es plus qu'à l'intérieur de toi, puissamment concentrée, essayant de comprendre les faits qui viennent de se dérouler, cherchant désespérément à leur donner un sens. Puis, comme au sortir d'un songe, tu t'ébroues, et d'un geste de la main tu signifies que tu renonces. Il te reste à appeler pour qu'on vienne t'aider à me remonter sur le plateau. Le temps de cette opération, tu demeureras préoccupée, pensive, incapable de répondre à la question posée, incapable d'expliquer ce que je faisais sur le carrelage. Tu sortiras de la chambre sans avoir pu prononcer une seule parole. Je ne te reverrai pas de la journée. Mais ce qui s'est passé, Elsa, est maintenant là, entre nous.

*

Le lendemain, tu repris ton service auprès de moi. Rien ne semblait changé dans ton comportement, mais des gestes un peu brusques et une légère crispation du visage indiquaient que tu étais moins sereine qu'à l'accoutumée. Le moment de la toilette arriva.

L'éponge s'active sur mon corps mais ton regard se reporte continuellement là à cet endroit en ce lieu de la manifestation hier du désir tu sembles pressée d'en finir avec les autres parties de mon corps tu veilles tu surveilles l'éponge s'est rapprochée elle descend encore se rapproche davantage ta main sur ma cuisse l'éponge se fait caressante insistante tu guettes tu n'as d'yeux que pour ce membre tu le vois se raidir s'enfler alors que l'éponge continue ses caresses ta main qui le saisit et qui avec une lenteur et une douceur extrêmes va et vient et va encore et poursuit ainsi flux et reflux tandis que tes yeux me regardent avec gravité cherchant à surprendre ailleurs sur ce corps sur ce visage un signe je ne sais pas qui dirait le consentement le contentement le plaisir mais sur ce visage sur cette bouche dans ces yeux tu ne lis rien et ta main va et va plus ample plus rapide et tu crois enfin saisir un certain tressaillement lorsque le sperme s'épanche en une longue coulée qui suit le rythme de ta main ta main qui va et va encore puis se ralentit puis cesse d'aller et venir abandonne le sexe laissant l'éponge reprendre le cours interrompu de la toilette revisiter telle ou telle partie de mon corps redescendre effacer les traces auprès autour sur ce sexe où s'inscrit déjà l'oubli de l'instant vécu.

Tu n'as pas dit un mot, ton visage est resté impassible, et lorsque tu as quitté la salle, on aurait pu croire qu'il ne s'était rien passé.

*

Il y eut d'autres fois, et d'autres encore. La toilette était devenue une cérémonie païenne, un office que tu célébrais avec toujours le même sérieux et la même ferveur. J'avais très tôt compris ce qui t'animait. Le tout premier jour, dans ton saisissement, tu avais imaginé un miracle, ou cru à une simulation. Ou les deux à la fois, intimement mêlés, non départagés par ton esprit ébranlé, confronté à la difficulté de renouer avec le rationnel. Il importait peu que tu choisisses entre les deux termes de l'alternative ou que tu maintiennes la confusion : tu parvenais à la même certitude. Tu avais décidé d'en avoir le cœur net, tu m'avais poussé en avant, remis sur mes jambes, lève-toi et marche. Pour soumettre cette certitude à l'épreuve des faits, ou pour te convaincre de l'extravagance de ta pensée, ou les deux à la fois, intimement mêlés, non départagés.

J'étais à tes pieds, prostré sur le carrelage, ridiculement inerte, déjouant ton pronostic. Il fallut que tu sortes du songe, et surtout que tu comprennes comment tu l'avais si aisément construit. La suite prouva que tu n'y parvins pas complètement, que dans un certain sens tu ne voulais pas t'avouer vaincue. Cette vie qui s'était manifestée par cette éruption incongrue te fit penser à un feu qui couve et qu'il suffit d'attiser pour le voir grandir et se propager. C'est ainsi que la toilette devint un acte médical et que tu élevas la masturbation au rang d'une thérapie. Agissant en professionnelle, dans le respect du protocole que tu avais établi, tu apportais à cette tâche la compassion distante et la curiosité fervente qui te caractérisaient. Tu venais de te créer une nouvelle rêverie, à peine moins délirante que la précédente.

*

Je te perdis, Elsa, dans la bourrasque d'une réorganisation qui te vit changer de service. Ce transfert, lorsqu'il te fut annoncé, te dérangea : ce que tu avais entrepris, on ne te laissait pas le mener à son terme. Bien que ton traitement n'ait pas eu jusqu'alors les effets escomptés, ta confiance n'était en rien entamée. C'est sans doute trop tôt, devais-tu penser. Tout n'est pas totalement négatif. Il y a eu, tel jour, ce creusement des reins au moment de l'éjaculation, et puis, tel autre, ce tressautement de la cuisse où ma main était posée.

Je te perdis, Elsa, sans que jamais le processus thérapeutique né de ton imagination n'ait connu de dérive. A aucun moment il n'a semblé t'être venu à l'esprit que tu pouvais tirer de la situation un plaisir personnel. Je t'en sais gré, Elsa, même si, à l'époque, je regrettai de ne pas voir cette complicité de fait qui s'était installée entre nous déborder le cadre strictement médical que tu lui avais fixé, même si je me serais volontiers accommodé d'une révision du fameux protocole allant dans le sens de son enrichissement , même si une généralisation de tes moyens d'action m'aurait vu lui apporter la plus complète adhésion. Je t'en sais gré, Elsa, au su de ce que je vécus ensuite.

Je te perdis à tout jamais, Elsa, par la trahison dont tu accompagnas ton départ, la rupture de ce que je considérais être notre contrat tacite, le viol de cette complicité que je viens d'évoquer. Oh bien sûr ! pour toi, il en allait différemment, cela n'avait pas cette signification mais s'inscrivait dans le droit fil de ce que tu avais entrepris : ta façon à toi de ne pas abandonner, de ne pas m'abandonner. Tu n'aurais pu imaginer, dans cet état d'esprit, qu'en passant le témoin à celle qui venait pour te remplacer, tu me faisais accomplir mon premier pas sur le chemin du désespoir.

*

Voilà pourquoi, Elsa, même lorsqu'il s'agit de toi, une part de haine ne peut être absente de mon souvenir. Mais cette haine, il lui faut bien coexister avec le reste, avec tout ce que le temps avait tissé entre nous. Comment pourrais-je dire pour cela ? J'hésite encore à parler d'amour.