2. Georges. a.

Si l'on s'en tient au seul domaine des faits, l'intervention précédente de Georges, à supposer que la transcription en ait été fidèle, n'a apporté que peu d'éléments nouveaux à ce que nous savions déjà.

En particulier, l'accident mentionné quelques pages plus tôt, Georges n'en a pas reparlé. Il semble bien pourtant que cet accident, en modifiant profondément l'existence de Georges, a déterminé les événements qui nous intéressent ici. Plusieurs allusions de Georges à son état physique délabré donnent à penser qu'il fut, sinon la, du moins l'une des victimes du fait en question, et témoignent par ailleurs de sa gravité et des séquelles qui en ont résulté.

Une coupure de la presse régionale vieille de dix-huit mois nous en apprend plus :

Canton de V. Collision mortelle.

Hier au soir, peu avant vingt heures, au croisement des départementales D174 et D28, la voiture de M. Georges B, domicilié à V, a violemment percuté un camion qui, tous feux éteints, venait de griller le stop installé depuis peu à cet endroit. Mme Béatrice B, épouse du conducteur, et qui se trouvait à ses côtés à l'avant du véhicule, a été tuée sur le coup. M. Georges B, très grièvement blessé, a été conduit dans un état désespéré à l'hôpital de V. Un taux d'alcoolémie de 1,8 gramme a été constaté chez le chauffard responsable de l'accident. Celui-ci, agriculteur à D, et ne souffrant que de quelques contusions, a pu être immédiatement conduit à la gendarmerie de V pour y être entendu sur les circonstances de l'accident.

Tout canard local qui se respecte pense qu'il est de son devoir de publier des faits divers de ce type dans ses colonnes, où ils voisinent avec le compte-rendu de la kermesse des écoles et l'annonce de la quinzaine commerciale. L'entrefilet est parfois accompagné d'un cliché de qualité médiocre, pris au grand-angulaire, sur lequel on distingue, dans le désert macadamisé, les carcasses des véhicules accidentés, ainsi que la silhouette d'un gendarme armé de ce qui doit être un décamètre. Dis-donc, Coco, c'est la preuve qu'on a assez de personnel pour pouvoir mettre quelqu'un sur le coup et l'y envoyer dare-dare illico. Même que si les secours étaient déjà repartis lorsqu'il est arrivé sur les lieux, la gendarmerie, elle, n'avait pas encore terminé son travail.

Il est beaucoup plus rare en revanche que soit effectué, dans ces mêmes colonnes, un suivi de l'information. L'affaire qui nous occupe n'échappe pas à la règle. Rien n'a été écrit par la suite pour réhabiliter l'agriculteur de D, qui ne savait sans doute pas qu'il pouvait l'exiger, pour démentir l'état d'ivresse, préciser que l'accident avait mis en rade l'équipement électrique du camion, et dire que cet homme prudent et respectueux du code de la route ne pouvait imaginer qu'une voiture sortirait à une telle allure de ce foutu virage trop proche du carrefour. Oui, j'ai toujours roulé vite, je le confesse. Je ne cherche pas à occulter ma part de responsabilité dans cette affaire. Mais vous n'allez tout de même pas me rendre comptable du laisser-aller qui règne dans les salles de rédaction ! Je vous signale que moi aussi je suis passé aux oubliettes : aucune ligne ne m'a été consacrée dans les jours, les semaines et les mois qui suivirent l'accident. A moins que le simple fait de ne pas figurer dans la rubrique nécrologique durant cette période puisse être considéré en soi comme une information. Ce n'est donc pas là que vous pourrez apprendre quoi que ce soit du combat que d'autres ont mené bien malgré moi contre la mort, de l'acharnement qu'ils déployèrent à entretenir mes souffrances, de la contrainte sous laquelle je dus accepter la nouvelle donne qui m'était proposée et ses cartes pourries. Non, effectivement, rien ne nous est dévoilé de ce que vécut Georges entre le moment où l'accident eut lieu et celui où nous le retrouvons, tétraplégique, sur un lit d'hôpital.

Rien non plus sur cette bizarrerie destinée à ébranler les certitudes les plus raisonnables, ce particularisme médicalement inacceptable, cette aberration physiologique profanatrice de la Science et de ses prêtres qui permit à Georges, depuis son accident, d'entretenir des relations intimes, traduisez : sexuelles, avec trois femmes, dans des conditions il est vrai encore mal élucidées.

Faut-il douter de l'authenticité de cette information qui nous vient de l'intéressé lui-même ? Au cas où elle se révélerait fausse, quelle part du mensonge serait à mettre sur le compte du désarroi de Georges ? Ne devrait-on pas y voir une dernière imposture, un bluff ultime, le délire fabulateur d'un être en état de liquidation, le trucage du dernier bilan ?

Puisque, pour le dire avec ses mots, Georges va se tirer, au sens propre. Comme on tire un lapin le jour de l'ouverture de la chasse, ou une pipe en terre dans un stand de fête foraine.