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Arrivé en ce point le lecteur a fait la connaissance des trois protagonistes du roman. Héros est le terme consacré, mais l'auteur éprouve des réticences à l'utiliser, comme s'il n'arrivait pas à séparer, distinguer les différents sens du mot, à accepter le continuum des glissements successifs, la réalité historique et la logique linguistique qui sous-tendent et qui, pour clore le processus, conduisent à l'utilisation du mot dans une acception péjorative ou de dérision et à la construction récente d'un faux contraire, l'une comme l'autre s'inscrivant également dans le continuum évoqué, mais à seule fin d'en expliciter les points de rupture.
S'il veut être plus clair, l'auteur dira qu'il y a héros et héros, héros et "héros", héros et antihéros, et que, de quelque point de vue qu'il se place, l'emploi du mot ne lui semble pas cadrer avec ses personnages. Car ils ne vont que traverser les consciences, sans vraiment s'y attarder, abandonnant peu d'eux-mêmes, quelques bribes, rien en tout cas qui permette un attachement durable. Éphémère passage avant le retour à l'oubli.
Héros n'est que l'un des mots qui embarrassent l'auteur. Roman en est un autre. Alors qu'il écrit, l'auteur se laisse distraire de l'acte d'écrire par une interrogation sur cela même qu'il écrit. Il ne peut libérer son esprit des questions qu'il se pose, tout en étant parfaitement convaincu de leur inanité. Qu'importe en effet que ce livre en gestation soit un roman ou bien autre chose, que les histoires qui le composent ne racontent rien ou si peu. Qu'il ne soit rien, tout bonnement. L'important est de le pousser en avant, de le conduire à son terme, de se défaire de lui.
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L'auteur ne ressent aucune gêne, aucune honte particulière à évoquer ces problèmes et d'autres encore, sa seule crainte est qu'à la longue il ne lasse le lecteur, si ce n'est déjà fait. Il admet volontiers être malhabile, emprunté, manquer de savoir-faire, de métier. N'a-t-il pas avoué du reste qu'il s'agit de sa première œuvre "romanesque" ? Ou plutôt, pour tenir compte de ce qui a été dit et sans y revenir, son premier ouvrage, c'est-à-dire son premier contact avec une écriture qui s'inscrit dans la durée et la continuité.
S'il va d'interrogation en interrogation, il va aussi de découverte en découverte. Ainsi, "ses" personnages : l'auteur se voit obligé d'admettre que le possessif est abusif. Qu'il les ait créés n'empêche pas Martine et les autres de lui échapper partiellement, chacun s'avérant différent de l'image qu'il se faisait de lui. Ne parlons pas de K qui, du moins pour le moment, laisse l'auteur particulièrement perplexe. Mais Martine : l'auteur la pensait plus âgée, plus mûre, plus cultivée aussi, alors qu'elle a encore des allures de petite fille, et le style qui va avec. Quant à Georges, les derniers instants de vie qu'il s'est octroyé, il semble vouloir les occuper à essayer de tromper son monde. L'auteur avait bien remarqué que la sérénité affichée cachait un certain désarroi, mais il pensait que dans son adresse aux femmes Georges ferait preuve de retenue, de dignité. On le voit au contraire fanfaronner, persifler, friser l'apoplexie, se laisser aller à une diatribe féroce puis, sans transition si ce n'est le silence d'une ligne blanche, changer de ton, s'attendrir sur son sort, pour enfin terminer dans la plus grande exaltation. Cette agressivité, cette amertume, ce délire ! Non, franchement, l'auteur ne reconnaît pas Georges !
Le lecteur pense sans doute que l'auteur s'étonne de peu, qu'il fait preuve d'une certaine naïveté. Et même d'une naïveté certaine pour oser en parler comme il le fait. Il est bien connu que les personnages des romans ruent dans les brancards, qu'ils ne se laissent pas aussi facilement apprivoiser par les auteurs, qu'ils leur donnent du fil à retordre, qu'ils ne sont pas leur chose. Souvent, dans les interviews qu'ils accordent, les écrivains parlent de leurs personnages comme si ces créatures qu'ils ont pourtant engendrées ne sortaient pas de leur plume, comme s'il s'agissait d'étrangers, d'êtres qu'ils pourraient regarder vivre de l'extérieur, avec détachement. Il arrive parfois à l'un d'entre eux de s'impliquer davantage lorsqu'il ne peut nier un apport autobiographique flagrant, mais c'est alors souvent pour mieux devenir étranger à lui-même. Certes, l'auteur sait tout cela, mais le savoir n'est pas l'expérimenter soi-même. La confrontation aux faits modifie leur apparence et recrée la connaissance que l'on en a.
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L'auteur n'est pas à l'aise dans sa relation avec le lecteur, cela se sent. Il éprouve le besoin de s'adresser à lui, mais il dit : Le lecteur. Quand il parle de lui-même il dit : L'auteur. L'auteur, le lecteur. Il ne dit pas : Je, et encore moins : Tu. Il garde ses distances.
Dans les parties où il s'exprime sur les personnages, l'auteur s'essaie à un certain rapprochement. Il dit alors : Vous, et aussi : Nous. Mais il en use comme d'artifices, de ficelles. Il fait intervenir le lecteur, le prend à témoin, lui demande d'être son complice. Il s'en faut de peu qu'il ne le considère comme son otage. Mais, même dans ces moments là, point de : Je, ni de : Tu. Ou plutôt : quand un "Je" apparaît, il ne fait que marquer l'irruption dans le discours de l'auteur d'un personnage décidé à intervenir. Et s'il arrive à l'auteur de se mettre en difficulté, de ne plus savoir comment tourner une phrase, il n'hésite pas à recourir au mode impersonnel.
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L'auteur n'en finit pas d'exprimer ses problèmes d'écriture, ses doutes, ses hésitations. Il a déjà cru devoir expliquer au lecteur que le roman devait commencer autrement. Il ne lui manque plus que de s'excuser auprès de lui de ne pas l'avoir informé en temps voulu de sa décision de changer le lieu où le drame va se dérouler, de ne pas lui avoir dit que le quartier des grands magasins de la rive droite était devenu le parvis de La Défense, un lieu sans caniveau, sans trottoir et sans voitures stationnées. Ses interventions incessantes rompent la continuité de l'écrit. A moins qu'il ne s'agisse encore d'écrit, qu'il ne s'agisse que de cela.
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Mais il est temps de poursuivre.