1. Martine. b.

(9h16)

 

Pierre

Je n'en peux plus. Tout hier soir j'ai essayé de t'avoir au téléphone. Ça sonne ça sonne ça sonne, tu n'avais même pas mis le répondeur. Mais qu'est-ce que je vais devenir si je ne peux plus te parler ? Déjà que c'est presque toujours toute seule que je parle. Tu réponds oui, tu réponds non, tu réponds pas. Drôle de dialogue ! J'en ai marre de tout ça, Pierre, il va falloir que ça cesse. Ça ne va pas pouvoir continuer ainsi. Je vais craquer, je sens que je craque. Et toi qui t'en fous, qui souris, qui ne dis rien. Car même en ce moment je vois bien que tu souris. Oh bien sûr ce n'est pas un sourire méchant, juste un sourire comme ça, pour dire : Mais oui, je comprends, mais que veux-tu y faire, quand c'est fini c'est fini, il faudra bien que tu l'admettes un jour.

Eh bien non Pierre ce n'est pas fini. Même que ça ne fait que commencer parce que j'ai pas envie que ça finisse. Je suis têtue. Mais tu souris encore, du genre : Tu as de qui tenir. Laisse ma famille tranquille tu veux. C'est de nous qu'il est question, de nous deux seulement nous deux. Je te dis que ce n'est pas fini. Parce que c'est ainsi et que je l'ai décidé. Et tu ne peux rien y changer. Tu fais le mort, tu n'es pas là, tu ne réponds pas, mais tout ça c'est inutile, ça ne sert à rien. Je ne te lâcherai pas. Tu vois j'inaugure même une nouvelle tactique. Et tu vas pouvoir t'en mordre les doigts parce que c'est à toi que je la dois ! Tu te rappelles quand tu m'en as parlé, avec ta condescendance habituelle : Écoute ma chérie, je vais essayer de t'expliquer, un fax, ce n'est pas si compliqué. Tu vas t'apercevoir, mon petit Pierrot, que je suis pas aussi conne que ça t'aurait plu. Un fax, je sais m'en servir. Et c'est pas grâce à tes explications ! Ce que je trouve qu'est bien avec le fax c'est que tu ne peux rien faire. Tu ne peux pas empêcher que ça se produise, tu ne peux surtout pas faire celui que ça ne concerne pas.

Imparable. Sur ton bureau directement. Un fax pour vous Pierre, avec le sourire de ta secrétaire. Elle n'a pas fini de sourire ta secrétaire, car ce n'est pas le dernier. Ce n'est que le premier. Il faut que tu en prennes ton parti. Tu vas être souvent dérangé ce matin. Bientôt tout l'étage va vivre au rythme de mes fax. Je vais inonder, monopoliser. Vous allez devoir changer de raison sociale. Plus de place pour l'activité normale de la maison. Qu'est-ce que c'est ? Martine, Martine bien sûr. Qui voulez-vous que ce soit d'autre ? Encore Martine, toujours Martine !

Cela commence à t'énerver. Tu veux pas y croire. Non, elle ne le fera pas, c'est trop absurde. Cela ne lui ressemble pas. Elle n'est tout de même pas idiote à ce point. Mais si mais si ! Encore plus que tu ne l'imagines ! J'écris et j'envoie. Quelques secondes d'attente. Voilà c'est arrivé. On n'arrête pas le progrès. Passons au suivant. J'écris j'envoie. Tu as tout compris. C'est merveilleux d'expliquer à quelqu'un qui comprend aussi vite. Tu vas voir, la matinée va passer à un train d'enfer. C'est ça, ça va être l'enfer !

J'en ai mal à la main d'écrire. Mais ne te réjouis pas trop vite, je ne lâcherai pas prise, tu en auras pour ton argent.

*

Je continue. Je ne dois pas m'arrêter de parler. Si je m'arrêtais, ce serait comme si je m'endormais, et je ne sais pas si je pourrais me réveiller.

Pierre, c'est si dur. Je me heurte à des murs dès que je veux essayer de comprendre. Parce que je veux comprendre. Même après des semaines. Je ne me suis pas découragée. C'est trop bête à la fin. On ne casse pas tout comme ça, où alors c'est qu'on est pas normal. C'est ça, tu n'est pas normal, Pierre. Tu dois pas être normal. Tu as quelque chose là dans la tête qui marche pas bien. Sans ça on comprend pas comment tu peux me faire tant de peine. Comme si tu t'en foutais de la peine que tu me fais. Tu aurais plus d'égards pour un chien. Tu ne me considères même pas comme un animal. Moins que rien je suis pour toi. Quantité négligeable. Comme si je n'existais pas. Mais j'existe Pierre et tu n'as pas fini de t'en rendre compte. Je vais t'offrir de la lecture, et encore et encore jusqu'à plus soif. Tu ne vas pas tenir le coup bien longtemps, moi je te le dis.

Pierre, il faut que je te voie. Cela fait si longtemps. J'ai peur. J'ai peur de perdre les images dans ma tête. J'ai déjà tant perdu. Sans arrêt je fais un effort pour conserver chaque parcelle de toi, de notre amour, de nos souvenirs. C'est un vrai manège là-haut. J'en ai le tournis. J'y fais défiler tout ce qui m'accroche à toi, tout ce qui a été notre vie, même nos petites disputes, nos querelles d'amoureux tu disais. Nos querelles d'amoureux ! Ce qu'elles peuvent me manquer maintenant !

Je suis dans le noir. Je m'accroche à la vie parce que je m'accroche à tout ce qu'on a vécu. Un jour ça va craquer. Je sens que c'est pour bientôt. Je ne sais pas ce qui va se passer. Je ne veux pas savoir. Ça monte en moi comme une grosse vague. Comme une bête qui me dévorerait de l'intérieur. Là dans mes entrailles, qui prend possession de moi. C'est de la colère, Pierre. On va vers quelque chose de monstrueux que je ne pourrai pas maîtriser, quelque chose qui ne sera pas réparable. Je ne cherche pas à te faire peur. C'est comme ça simplement. Il y a un moment où le désespoir est si grand qu'on ne sait plus ce qu'on va faire, mais on sait que c'est comme un torrent de boue que rien ni personne ne peut arrêter. Méfie-toi, Pierre. Il n'y aura plus rien à faire, plus rien à dire. Il sera trop tard. Ce sera la fin, Pierre. La fin.

Tu sais bien que ce n'est pas ce que je veux, Pierrot chéri. Moi je ne pense qu'à la vie, au bonheur. Je suis pas quelqu'un de compliqué. Tu m'aimes je t'aime quoi d'autre. C'est ça la vie. C'est simple. Alors pourquoi vouloir en faire du chinois ? Il y a déjà tellement de misère. C'est pas normal que les gens heureux soient pas capables de le rester. Mais peut-être que ce serait trop facile. Qu'il faut faire plus embrouillé, pour embêter le monde, comme ça, par plaisir.

Le soir quand j'essaie de m'endormir, je me dis : quand Pierre sera revenu, je ferai ci je ferai ça. Parce que je sais que ça va s'arrêter, qu'il s'agit d'un mauvais rêve, d'un cauchemar, comme quand j'étais petite fille. Je vais me réveiller, tout en sueur, et tu seras à mes côtés, dormant paisiblement. Et je m'assoirai dans le lit les bras croisés, souriante, à te regarder dormir. Mon amour est là, il est près de moi, je n'ai pas de raison d'avoir peur. Avec lui je n'ai pas à craindre les ombres de la nuit. Bientôt le soleil va pénétrer dans notre chambre et il s'éveillera et je serai dans ses bras. C'est si simple le bonheur !

Non Pierre, je ne suis pas naïve. Je sais que je déraille. Il vaut mieux d'ailleurs que je m'arrête un instant. Retrouver quelques forces et un peu de calme. Mais ne t'inquiète pas Pierre : le prochain fax c'est pour bientôt, et ce que j'ai à te dire va te surprendre !

A tout à l'heure, mon cœur !