1. Killer. b.

(C'est une chambre dans un hôtel de bon standing. C'est le matin. C'est le téléphone qui sonne : la réception, pour réveiller K, et celui-ci qui décroche.)

Décrocher le téléphone.

Allo.

[...]

Oui.

[...]

C'est moi.

[...]

Oui oui, excellente. Je vous remercie.

(L'hypocrisie de la réponse de K est à mettre au compte de son souci de préserver la qualité des rapports humains. L'agacement qui transparaît dans le ton, et que vous n'avez pas manqué de remarquer, indique clairement, quant à lui, que non, véritablement, la nuit de Monsieur n'a pas été aussi bonne que cela.)

[...]

Non, je descendrai. Merci. Dans une heure environ. Je veux dire à huit heures très précisément.

(K a signifié qu'il descendra prendre son petit-déjeuner dans la salle à manger de l'hôtel à huit heures précises.)

Reposer le combiné.

(K repose le combiné.)

Regarder l'heure à ma montre. J'avais dit sept heures, il est sept heures moins trois. Il est vrai que j'étais déjà réveillé, mais quand même. Cet excès de zèle est déplacé. Je suis un habitué de cet hôtel. Je mérite plus d'égards. Et puis j'ai mal dormi dans ce lit raplapla au sommier fatigué. Ce n'est pas la chambre que j'avais demandée. Ils savent bien pourtant que j'ai des habitudes. J'ai besoin qu'on les respecte. Que l'on me respecte.

(K est une mécanique délicate à laquelle le moindre grain de sable risque d'apporter des dysfonctionnements dont les conséquences ne sont pas toujours prévisibles.)

Boire un verre d'eau.

(K s'assoit dans le lit et, s'appuyant sur un coude, bascule le torse pour attraper de sa main libre une carafe d'eau posée sur la table de chevet. Il remplit le verre qui accompagne la carafe, repose celle-ci pour prendre celui-là, boit lentement, par petites gorgées, repose le verre vide, puis se rallonge, bras le long du corps, et ferme les yeux.

Cette description de K buvant un verre d'eau est d'un intérêt limité, l'auteur en convient, mais il n'a pas trouvé d'autre artifice que d'entrer dans le détail d'un acte anodin, pour renforcer dans l'esprit du lecteur la compréhension du fonctionnement de K. Chaque matin, particulièrement ceux qui préludent à l'exécution d'un contrat, le même cérémonial se renouvelle, check-liste dont K épuise consciencieusement les multiples rubriques en exécutant méthodiquement les différents gestes constitutifs de chacune d'entre elles. L'auteur conçoit que la patience du lecteur en soit éprouvée.)

Me rappeler mon rêve.

(K se remémore le rêve qu'il a fait durant la nuit, du moins le plus proche, celui qui affleure, presque intact, à la surface de sa conscience.)

C'est le soir mais il ne fait pas encore nuit le ciel est rose des derniers feux du soleil et la température est douce je suis à l'orée d'une forêt j'y pénètre par une large allée rectiligne autrefois empierrée mais l'herbe a gagné sur elle à l'exception d'un double sillon d'ornières parallèles une carriole doit l'emprunter fréquemment ou peut-être un carrosse l'herbe est plus rare entre les ornières les chevaux là où ils passent quand il pleut cela doit être boueux leurs sabots imprimés dans le sol une seule direction comme un aller sans retour dans le même sens que moi je marche d'un bon pas au centre de l'allée mais sans courir j'entends de la musique une voix de soprano je continue à avancer je l'entends mieux je suis plus près de là d'où elle vient le chemin doit y mener c'est bien cela un air d'opéra on dirait du verdi la traviata violetta addio del passato c'est triste à mourir l'allée se rétrécit sous la pression des arbres qui de part et d'autre se rapprochent je les vois se rapprocher comme on voit tourner la grande aiguille de l'horloge dans un hall de gare maria callas mille neuf cent cinquante-cinq scala de milan c'est un sentier maintenant les arbres se touchent au-dessus de moi s'embrassant de leurs branches une voûte qui cache celle du ciel où la nuit s'installe des lumignons dans les taillis balisent la piste étroite une trouée de lumière droit devant c'est une clairière en son centre un nain assis sur un grand champignon c'est lui qui chante le nain spectacle grotesque l'orchestre est invisible il a un drôle de chapeau sur la tête le nain comme ils en ont tous du moins ceux de blanche-neige mais d'autres aussi...

(Il est touchant de voir un tueur professionnel - car, on ne peut l'avoir oublié, K est un tueur professionnel - faire des rêves si, comment dire, ravissants, oui, c'est cela, ravissants. Des rêves de forêt enchantée avec carrosse et nain. Et l'évocation de Blanche-Neige en prime. Des rêves d'enfant. Des rêves à faire rêver un psy versé dans l'interprétation des rêves.)

Zut, il s'est effacé !

(Non, l'auteur ne peut être tenu responsable, par son intervention, de cet évanouissement. La chose est commune, chacun l'a vécue. Il arrive même que le rêve disparaisse à tout jamais à l'instant précis où l'on s'apprête à en commencer la relation.)

Ces interruptions continuelles sont véritablement agaçantes. Je finis par ne plus savoir où j'en suis. Reprenons : décrocher le téléphone, reposer le combiné, boire un verre d'eau, me rappeler mon rêve. Bon !

Me rappeler ma soirée d'hier.

(Dont acte. Mais il faut bien que l'auteur fasse son travail, lui aussi.

K, toujours allongé sur le lit, les yeux toujours fermés, se remémore maintenant les événements marquants d'hier au soir. L'irritation dont il fait preuve depuis son réveil trouve ici des raisons objectives de se manifester dans la médiocrité affligeante de ce qu'il a vécu. Le style en pâtit, quelque peu relâché.)

Foutue soirée. Agathe absente. Partie passer quelques jours auprès de sa mère. Elle croit que je vais avaler ça ! Moi qui ne reviendrai à Paris qu'au printemps prochain. Remonté dans ma chambre après le dîner au restaurant. Dîner calamiteux. Le chef a changé. Ma main à couper que le nouveau utilise des surgelés. Ils ne me verront plus. Allumé la télé. Programme excrémenteux. Vu la moitié d'un téléfilm minable. Abandonné au moment des pubs. Petite toilette du soir. Couché à vingt-deux heures dix. Lu deux pages et demie du livret de Manon Lescaut. Madrigali ! Il ballo ! E poi la musica ! Vingt-deux heures vingt-six, extinction des feux. Sommeil immédiat.

(Les veillées d'armes de K sont généralement plus riches, plus gratifiantes. Elles font alors l'objet de comptes-rendus détaillés, où le raffinement de K et l'excellente qualité de son français, bien que ce ne soit pas sa langue maternelle, peuvent donner leur pleine mesure. Il est à regretter à ce sujet qu'Agathe ait fait faux bond. L'auteur a particulièrement le souvenir d'une nuit... Mais poursuivons.)

Me lever.

(K se lève, et semble éprouver à le faire une nouvelle contrariété a priori inexplicable.)

Foutu lit. Obligé de faire des contorsions pour se lever du bon pied. J'aurais dû y penser hier au soir et demander à ce que le lit soit déplacé en conséquence.

(Il est des jours comme cela où, décidément, rien ne va. La curieuse disposition du lit dans un angle de cette chambre pourtant spacieuse a été cause d'un nouveau problème : comment sortir du pied droit d'un lit qui ne vous offre de libre à cette fin que son côté gauche. Oui, K est superstitieux. Voyez dans ce fait toute la grandeur et toute la misère parfois inséparables de certains destins d'exception.)

Ôter mon vêtement de nuit.

(K se tient maintenant debout face à un grand miroir. Il contemple son reflet. Ce qu'il appelle son vêtement de nuit est un très seyant pyjama de soie parme. K défait le nœud du cordon qui retient le pantalon, laisse celui-ci tomber à ses pieds et s'en débarrasse, une jambe après l'autre, sans se baisser, en reculant simplement un pied, puis l'autre. Il déboutonne maintenant la veste - trois boutons, l'un après l'autre -, laisse glisser celle-ci, une manche, puis l'autre. Il n'a pas quitté le miroir des yeux, il est nu, il se lorgne, s'examine, se jauge, un peu de côté, la tête légèrement penchée, le regard de biais. Avec complaisance. K s'admire.)

Ranger mon vêtement de nuit.

(Comme à regret K abandonne son reflet, il se baisse et ramasse les pièces du pyjama délaissées sur la moquette. Il les plie avec soin, comme ceci et comme cela, et les dépose, avec le même soin, sur le bord du lit. Il se dirige ensuite vers la salle de bains.)

Prendre ma douche.

(K entre dans la salle de bains et disparaît dans le même temps de notre champ de vision. Nous pouvons néanmoins, dans les instants qui...)

Crénom de crénom !

(... suivent, assourdis par des bruits de ruissellement, surprendre quelques jurons venant se mêler au...)

Tililalaire !

(... fredonnement de quelque arioso, comme pour en...)

Puttana !

(... constituer le récitatif. K se plaint vraisemblablement de la douchette aux trous obstrués par le calcaire, du mitigeur...)

Pom pom piloulilala !

(... capricieux qui distille un filet d'eau trop chaude, puis s'arrête comme pour reprendre son souffle avant de déverser un torrent d'eau...)

Merda !

(... presque glacée.

Quittons cette chambre d'un hôtel de bon standing. Laissons K à la suite de son rituel, épargnons-nous le brossage des dents, le rasage, les rouspétances provoquées par la buée sur la glace du lavabo, alors qu'il existe maintenant des produits pour les vitres qui...

Oui, abandonnons K en ce début de matinée. Nous le retrouverons un peu plus tard.)