1. Georges. b.

Mes louloutes, je vous tire ma révérence. Fini n-i-ni, terminé n-é-né. C'est décidé, je vous abandonne. Je me mets aux abonnés absents. Il vous faudra me supprimer de vos listes, me rayer de vos tablettes et revoir vos plannings en conséquence.

Adieu, mes mignonnes ! Je m'en vais. Mieux : je me tire. Au sens propre. Avec arme et sans bagage. Je me déleste de ma vie pour mieux sortir des vôtres. Inutile de pleurnicher, de crier, de vous récrier, me voici prêt pour le grand saut. Je vais revivre - ironie du mot - l'étrange et fascinante traversée du miroir, mais cette fois-ci de mon propre chef, sous ma seule autorité, la situation bien en mains, maîtrisée. Et croyez-moi, il n'y aura personne pour me retenir lorsque je traverserai le grand sas, personne pour me prendre l'âme à bras-le-corps, pour m'intimer l'ordre de revenir, me forcer à refaire le chemin en sens inverse.

Vade retro, satanées femelles. Laissez-moi respirer en paix mes dernières bouffées d'air vicié, tirer les dernières taffes de ma clope cancérigène, siffler mes dernières rinçures d'alcool frelaté. Je quitte le monde, du moins ce qu'il m'en restait. Ou plutôt ce qu'il restait de moi le quitte, s'efface de la surface du globe. Je disparais définitivement, irrévocablement, irréparablement. Jusqu'à devenir invisible, impalpable, retourné à un néant absolu. Mon excès d'âme se sépare de mon résidu de corps. Il ne restera rien, ne vous restera rien. Même la dépouille vous sera retirée. On ne vous la restituera pas. Vous devrez vous contenter d'un entraperçu à la morgue, dans le froid et les relents, au sortir d'un tiroir, enveloppé d'un linge propret, housse zippée, du cadavre remis à neuf, lifté et poncé, plus vrai que nature dans la raideur de son repos, comme destiné à l'une des succursales de Madame Tussaud.

Cessez de larmoyer, de criailler, de vous couvrir de cendres, sorcières lubriques. Ce qui subsistait de moi fout le camp. S'en va rejoindre le reste déjà parti depuis belle lurette. Fin de l'épisode. Il n'y en aura pas d'autre. Acta est fabula. Le spectacle est terminé. Retiré de l'affiche. Pour cause d'abandon de piste. Le numéro est supprimé. Inutile de bisser l'artiste. Il a sauté dans le vide. Après avoir récusé le filet. Pour mieux s'écraser dans la sciure. Le dernier saut de l'ange. C'est la fin vous dis-je. La fin de la partie. La fin du jeu. Le partenaire manque et passe. Il fait le mort. Pour de vrai. Il met les pouces. Montre du doigt un point non prévu par le règlement. Non élucidé par vos statuts. Il vous contraint à dissoudre le club. L'association se défait. Le cercle est rompu. Vous n'irez plus au bois. La route du fer est coupée. Cassé le jouet. Kaputt. En mille morceaux. A volé en éclats. Ne marche plus. Pas réparable. Mis au rebut. H.S..

Allez au diable, mégères forniquantes ! Je pars sans au-revoir. Ceci n'en est pas un. Juste un immense pied de nez à la face du monde qui vous a enfanté et qui a fait de moi ce que je suis, ce reste d'humanité dont vous arriviez pourtant à tirer un profit personnel. Je vous hais pour vous être jouées de moi. Je vous abandonne au néant et vous lègue l'absence. Vous souffrirez du vide. Vos corps connaîtront l'état de manque. Votre libido va s'effriter, se détériorer, et vos muqueuses s'assécher. Vous êtes fichues ! Pour m'avoir dégoûté de la vie, moi qui m'accrochais aux derniers fils qu'elle me tendait.

*

Mais je m'emporte. Cela me ressemble si peu ! Oubliez ma hargne, détestables maîtresses. Je n'ai plus de colère, rien qu'une immense lassitude. Celle-là même que vous aviez su faire taire autrefois, au début, lorsque l'aventure était encore neuve et que vos jeux, avant que ne disparaisse leur innocence, faisaient renaître en moi un tressaillement qui s'y était enfoui au plus profond, en terre d'oubli, perdu semblait-il à jamais et pourtant. Mais cela est de l'histoire ancienne. Le temps s'est écoulé qui oblitère l'exploit et lui substitue la routine et le dégoût qui l'accompagne. Vous êtes allées trop loin, franchissant les limites sans même les reconnaître. Ne sachant maîtriser le processus que vous aviez initié, vous l'avez laissé s'emballer, se détraquer. Je n'étais plus devenu pour vous, indissocié de mon fauteuil, qu'un dispositif dédié à l'exercice de votre plaisir.

Vous voulez que je vous dise : il vous a manqué la compassion. Vous avez agi pour vous-mêmes, laissant peu à peu s'exprimer un égoïsme forcené. C'est ce que je n'avais pas compris au début, ce que je n'avais pas voulu croire. Quelle naïveté a été la mienne d'imaginer que vous concoctiez dans des laboratoires obscurs un protocole expérimental, preniez le risque d'une nouvelle forme de thérapie, testiez un traitement de choc encore inédit. Je me disais que vous pensiez à moi, agissiez pour moi, œuvriez à ma guérison. Ma candeur allait jusqu'à me laisser croire qu'à défaut d'amour - il ne faut pas rêver ! - la pitié n'était pas étrangère à tout cela et que c'était bien ainsi. Mais il ne s'agissait pas de pitié, ou alors si peu et si peu de temps. Celui de vous laisser vous prendre au jeu, et au plaisir qu'il vous procurait.

Aujourd'hui, j'abandonne au passé la servitude de vos caresses et me libère de la soumission à vos désirs. Je me défais de la déchéance qui m'engluait, j'abolis la décrépitude qui me ruinait. Je me raye de la carte et deviens une contrée disparue, comme victime d'un raz de marée ou d'une éruption soudaine. Je recouvre ma dignité, l'innocence de mon enfance. Je vais vers une seconde naissance.

*

Maintenant laissez-moi. Le moment du départ est proche et je veux auparavant vous faire des adieux séparés, m'adresser à chacune d'entre vous en particulier. Lorsque le groupe que vous formiez s'estompe de ma conscience, cet amalgame des trois qui avait fini par s'imposer à moi, interdisant à mon esprit toute appréhension de vous autre que globale, lorsque donc la faculté m'est redonnée de concevoir l'une ou l'autre, l'une sans les autres, dans toute son individualité, alors l'amertume abandonne le terrain. Et la haine resurgit, et la tendresse aussi, en sSurs ennemies, elles réinvestissent mon être, m'empoignent à bras-le-corps, me secouent, m'enjoignent de parler. Parler encore avant le silence dernier.

La tendresse et la haine. La haine ou la tendresse.

Écoutez-moi, le temps presse. Entendez ! La sirène du paquebot m'appelle. D'autres rivages, d'autres horizons vont dorénavant m'appartenir. Laissez-moi vous invoquer chacune une dernière fois. Ce petit arpent, ce bout de jardin qu'il me reste à remettre en ordre, avant de ranger les outils, de refermer l'appentis et de glisser la clef dans la boîte à lettres. Éther des particules, chimie interstellaire, nébulosité galactique... Cosmos !