Rien ne peut arrêter le temps. La vie est un voyage. Chaque âge a ses plaisirs, son esprit, et ses mœurs. Presque en toutes choses les commencements sont rudes.

Une rue, puis une autre, le menaient vers la petite place. En semaine cette partie de la ville était assez peu fréquentée. Il était largement trois heures. Une bise aigre sifflait, de gros nuages couraient d'un horizon à l'autre. Le ciel prenait la teinte des ardoises. Un long vol de corbeaux tourbillonnait dans l'air. Un peu dégingandé, comme un enfant grandi trop vite, flexible, délicat, il avait ce lisse et frais visage de l'adolescence. Son air grave contrastait avec l'extrême jeunesse de ses traits. Un gros cache-nez de laine entourait son cou. Une large casquette lui tombait sur les yeux. Il carrait les épaules, redressait et dilatait le buste, respirant à pleine poitrine le bon air vif et piquant.

Avec son rez-de-chaussée surélevé où l'on accédait par un perron double, une petite maison de rapport avec ses locataires. La vieille façade n'attendait plus, pour rajeunir, qu'un coup de badigeon. La terre des allées détrempée par la pluie, un semblant de jardinet longeait le mur. La porte d'entrée s'ouvrait directement sur le large couloir. L'escalier prenait à gauche. C'était un vieil escalier à rampe de fer, très large, aux marches pavées de carreaux rouges. On en avait enlevé le tapis, mais il y restait quelques tringles de cuivre. De la cage d'escalier montait un souffle obscur et humide. Une porte entrebâillée laissait filtrer un peu de lumière. La radio jouait en sourdine.

Un grand quadrilatère entouré de murs. Il n'y avait, en fait de meubles, que l'indispensable : une table de bois, une planche de sapin qui soutenait quelques livres, un petit lit avec des pieds à roulettes, un fauteuil dont la mollesse et la profondeur invitaient au repos. Dans le réduit obscur d'une alcôve enfoncée une grande psyché faisait face à une toilette de marbre blanc. Le jour transparaissait à travers les rideaux. Une petite lampe électrique dans un abat-jour de soie, ce poste de T.S.F. invisible, qui chuchotait comme un jet d'eau, une impression de chez soi, un tranquille bien-être.

Étrange enfant, brune, menue, une sorte de poésie se dégageait de tout son être. Elle avait un teint pétri de lait et de lumière, des traits d'une exquise douceur, que ne démentait pas la belle nuance grise de ses yeux. Une raie soignée ouvrait sa chevelure en deux parties égales. Simple dans sa mise, elle portait une robe bleue, bleu pervenche, une robe tombante sans taille, semblable à une tunique. Elle mettait un soupçon de rouge, elle avait épilé ses sourcils.

Une petite sonnerie ferme et claire vibra. Saisie de le voir brusquement surgir dans l'embrasure de la porte, il lui échappa un cri. Une joie subite éclaira son regard. Son cœur battait si fort qu'elle y avait appuyé sa main et n'osait plus la retirer. Il se tenait bien droit et tranquille, il affectait de garder une attitude insouciante et amusée. Il tendit la main, elle avança la sienne, leurs doigts se nouaient, les voici dans les bras l'un de l'autre.

Avant que le jeune homme ait rien pu dire, elle tourna sur ses talons, tout d'un bloc, comme une statue sur son pivot. Elle alla vers la fenêtre et d'un seul coup écarta les rideaux. D'une voix monotone, sourde et entrecoupée, elle chanta une chanson, une espèce de triste mélopée, où un cœur semblait pleurer. Sa voix avait des sonorités douces et caressantes dans les notes graves. Les hanches souples qui roulaient en rythme, le calme de ses mouvements, la beauté apaisante de sa voix, un extraordinaire rayonnement émanait de tout son être. La danse peut révéler tout ce que la musique recèle de plus mystérieux.

Vers la fin de la danse elle commença de toupiner. Ses petons nus effleurant à peine le carreau, elle tourna autour de la table, frénétiquement, comme le rhombe des sorcières. La lumière de la lampe faisait danser son ombre au mur, la diminuant et l'allongeant tour à tour. Brusquement, une faiblesse la saisit et ses jambes fléchirent. Il lui sembla que les murs vacillaient autour d'elle. Elle perdit connaissance et s'affaissa.

Elle restait inerte, la tête renversée, les yeux clos, les bras écartés, en travers du lit, une jambe étendue et l'autre un peu repliée. Des coussins entassés sur son lit la soutenaient. Une sorte de torpeur engourdissait son jeune corps. Elle respirait à toutes petites goulées, un souffle lent, qui n'était pas synchrone avec les battements du cœur. Parfois un soupir gonflait sa poitrine. Elle sentit cette main qui lui effleurait la joue. Les paupières mi-closes, la bouche entr'ouverte, elle sourit. L'ombre des cils palpitait sur ses joues. Elle se dégrafa un peu à cause de la chaleur. Jamais elle n'avait désiré si ardemment de vivre. Un oreiller sous la tête, des coussins sous les bras, elle cédait à l'engourdissement voluptueux.

Le charme capiteux de ce jeune corps, ce corps souple, frais et parfumé, sa pâleur rosée, sa carnation de tubéreuse. Une nymphe souriante dans tout l'éclat de sa blanche nudité : de blanches épaules dont la peau satinée éclatait à la lumière, les fragiles, turgescents et impérieux bourgeons, la jolie raie par laquelle son dos était partagé. Il était tellement tremblant que ses genoux se dérobaient sous lui. Il ne pouvait proférer une parole. Au lieu d'en venir au fait, il errait, s'embarrassait dans un interminable préambule. Elle-même n'était rien qu'attente, suspens. Après quelques hésitations et quelques pruderies, des curiosités encore indistinctes, il s'interrompit. Un temps interminable préluda à ce qui allait suivre.

Il se jeta sur elle, ardent, les bras avides. Les lignes sinueuses, serpentines de son beau corps. La plaine était bosselée : c'était une suite de renflements et de creux, une région attirante comme la mer, pleine d'un pouvoir de séduction mystérieuse. Il se lança dans une topographie touffue, un recoin inexploré dans ces bois et ces bosquets, un jardin merveilleux, une houppe neuve de verdure tendre singulièrement odorante. Haletant, palpitant, l'haleine courte, il ouvrait les narines pour mieux humer le parfum. Il caressait la fourrure à rebrousse-poil, il éveillait les voluptés qu'elle portait dormantes en elle, les muscles tressaillaient sous la finesse de la peau.

Cette pulpe rose dans cette écorce verte, la chaleur humide de ce printemps. L'herbe livre son suc dès qu'on la froisse : la nature ne lui fournit qu'un prétexte et un départ, mais cela créait un précédent dont il s'autorisa pour s'introduire. La douleur acceptée, consentie, subie, elle frémissait avec des mouvements d'une câlinerie sensuelle, des soupirs étouffés de cor. La fougue d'un jeune brocard, d'abord il s'y prit mal, puis un peu mieux, puis bien. Plein d'initiative et d'allant, comme un crible animé d'un mouvement de plus en plus rapide. Son cœur battait à grands coups avec des ruptures de cadence. Son exaltation ne cessa de croître, il sentit une ivresse le submerger, ses forces subitement l'abandonnèrent. Ils sont à l'âge des conclusions promptes.

Ce terrible appétit de la jeunesse, qui renaît à peine comblé ! Il recommença de suite. Il se sentait mieux, moins impatient. Le front plissé, haletante, trépidante, elle s'offrait avec une impudeur souveraine. Elle avait la peau brûlante, les battements du sang tumultueux et saccadés. Sa gorge contractée laissait passer un son rauque. Seul, le flux et reflux va, vient, passe et repasse, le crescendo naturel qu'on observe toujours dans de telles agitations. Elle se tordait la taille, balançait son ventre avec des ondulations de houle. Un secret tressaillement de joie l'avertit. Une note plaintive, une note bizarre s'échappa. Quelques soupirs vagues et inarticulés, des gémissements sourds ou aigus qui ne faisaient qu'une plainte monotone, la douce plainte incessante d'une source. Ses gémissements s'espacèrent, puis cessèrent tout à fait.

Il avait repris tout son souffle... Il débandait plus. Elle plongea les mains dans ses cheveux, dénudant ses tempes. Plus voluptueuse que tendre, elle effleura son front, puis ses yeux, puis ses joues de baisers lents, légers et, dans une sourde volonté de se donner mieux et plus que jamais, elle osa ce qu'elle n'eût pas cru possible d'oser. Lui se détendait, s'abandonnait. Écartant lentement les bras et les jambes, il se livrait au plaisir d'exister, si vif à cet âge. Des frissons spasmodiques couraient sur son corps. Subitement, il se débonda, épandant au hasard des mots, ses plaintes. Une saveur âcre qu'elle sentait dans sa bouche. Une onde brusque de rougeur inonda son visage. Elle ferma les yeux et s'abattit sur sa poitrine.

Brisée de joie, la chair heureuse et lasse, elle n'en pouvait plus, à bout de course, recrue de fatigue. A présent que ses yeux étaient clos, plus rien ne restait, dans l'expression de ses traits. Un masque désormais inerte d'où le sourire avait disparu. Rien ne pressait plus maintenant. Ils sentaient une même langueur les envahir tous les deux. Ils demeuraient côte à côte paisibles et en quelque sorte heureux. Le peu de jour qui restât faiblissait.

Il était demeuré là jusqu'à la nuit noire. Un détachement intérieur se faisait qui la déliait de lui. Il lui venait une envie de se lever tout d'un coup, de s'enfuir. Il n'avait plus qu'une pensée, brusquer l'adieu. Maintenant il ramassait ses effets par terre et se rhabillait sans rien dire. Pâle et les traits tirés, les yeux dolents, la bouche grave, elle se mit debout avec effort. Elle jeta un châle sur ses épaules. Des flocons de neige commençaient à voler, d'une légèreté de plume. Ils étaient l'un près de l'autre, debout, dans l'embrasure de la croisée, regardant la tombée muette et sans fin des flocons.

Le vent qui courait sur la neige était glacial, la tristesse de la nuit lui entra dans le cœur. Il affermit sa casquette, il huma une grande gorgée d'air glacé. La nuit ne permit pas de voir de quel côté se dirigeaient ses pas. Elle se mit à sangloter avec passion, avec une frénésie qui ressemblait à un rire houleux. Elle pleurait sans pouvoir s'arrêter, en ne sachant même pas pourquoi. Les yeux troublés par les larmes, qui ne tarissaient plus, elle demeura songeuse et comme plongée dans une pensée infinie. Elle voulut s'étendre un peu et ne se réveilla que le lendemain, au petit jour.