*

– Bonjour monsieur.

Je n'avais pas l'intention d'en dire plus cette première fois. Lui, l'homme qui accompagne ma mère, devra s'en contenter. Il le faudra bien. Je ne ferai pas de caprice, de crise de larmes, je n'irai pas m'enfermer dans ma chambre. Mais je ne me jetterai pas non plus à son cou, pour lui coller sur chaque joue un bisou sonore et mouillé. Je ne le regarderai pas avec impertinence, ni avec la curiosité circonspecte et suspicieuse d'un oiseau, mais je ne resterai pas les yeux baissés, à contempler le bout de mes chaussons comme pour y déceler une tache de cacao ou une trace d'usure. « Bonjour monsieur. », audible, neutre, inexpressif, poli, les yeux dans les yeux, le regard clair et limpide, alors que je me tiens dans l'encadrement de la porte, celle qui sépare du reste de l'appartement la grande pièce à tout faire, à la fois entrée, cuisine, salle à manger et salon, là où je fais mes devoirs et où je regarde la télé.

J'arrivais de ma chambre, telle un petit bolide, Missouri sur les talons, le couloir attrapé au vol, ayant entendu la porte palière s'ouvrir pour m'annoncer le retour de maman. Je me suis arrêtée net, au bout du corridor, dans l'encadrement de la porte, sans pénétrer dans la grande-pièce-à-tout-faire, évitant pourtant de mettre dans cet élan brisé trop de brusquerie, me gardant d'écarquiller les yeux et de lever au milieu de mon front des sourcils étonnés. Je reste ainsi à attendre la suite des événements, debout, les mains derrière le dos leurs doigts entrecroisés, le corps animé d'une légère rotation du bassin dans un sens, puis dans l'autre, sans manifester d'impatience ou de désagrément, marquant simplement la durée qui s'écoule par cette oscillation pendulaire de mon torse. « Bonjour monsieur. » Maman sourit, l'homme qui accompagne ma mère sourit également. La chatte qui, surprise, n'avait pu éviter la collision, se remet de ses émotions en se léchant consciencieusement le derrière, l'une de ses pattes arrière dressée à la verticale.

*

Maman n'avait prononcé que trois courtes phrases, en tout une vingtaine de mots.

– Voilà, c'est Paul. Il va venir habiter avec nous. Nous, les femmes, on a besoin d'un homme à la maison.

Trois petites phrases, une vingtaine de mots, et tout est dit. Mais il reste à dire sur ce qui a été dit. Armée de brucelles et d'un scalpel, il me faut dépiauter, disjoindre des articulations, visiter au-dedans avec minutie, y regarder à deux fois. Faire céder l'apparence, déborder le sens immédiat.

« Voilà, c'est Paul. » La voix de maman chante la première phrase comme si elle attaquait un récitatif. Elle n'a pas pris le temps de l'habituel « Bonsoir ma chérie ! », pressée qu'elle est d'en venir au fait, de devancer la question de la gamine curieuse et parfois effrontée, le « C'est qui, lui ? » qui ne saurait tarder. Pressée de dire, avant même que l'interrogation ne s'installe dans mon regard. « C'est qui, lui ? – Eh bien voilà ! Lui, c'est Paul. »

Non, il faut éviter à tout prix, prendre un ton détaché, désinvolte, chantant. « Voilà, » . Je vais te dire, je vais répondre à la question que tu ne pourrais, sinon, t'empêcher de poser, je vais te priver de l'occasion de faire ton effrontée, « Voilà, c'est Paul. ». Te voilà informée.

*

Maman a dû hésiter entre “Voilà,” et “Voilà.”. Sa préférence allait sans doute au second qui devait lui sembler mieux adapté à la circonstance. Ce qu'elle avait à dire méritait d'être introduit par un “Voilà.” un peu solennel, prometteur d'un développement d'une certaine ampleur, tout autre chose qu'un propos bâclé en une vingtaine de mots. Le ton, alors, aurait été empreint de gravité, le ton qu'emploie une mère encore jeune s'adressant à une fillette plutôt mûre pour son âge, à qui l'on peut expliquer la vie, capable de comprendre les problèmes des grandes personnes. Mais elle n'avait pu se résigner à la solennité. Ce n'était pas dans sa nature. Elle craignait de ne pas être à la hauteur, de mal jouer le rôle, de ne pas adopter le ton juste, de se prendre les pieds dans un texte trop long. Elle irait donc à l'essentiel, se contentant de dire ce qui ne pouvait pas ne pas être dit, m'abandonnant le soin de recréer, dans cet espace qu'elle ouvrait, ce qu'elle se résignait de la sorte à ne pas formuler.

Voilà, écoute, tu vas savoir, je vais te dire. Je vais te dire pour cet homme qui m'accompagne, moi, ta mère, cet homme qui est entré à ma suite dans notre grande-pièce-à-tout-faire, et qui se tient maintenant à mon côté, vêtu de sa canadienne, un sac de voyage à ses pieds. Je vais te dire qui il est et ce qu'il vient faire ici. Vois là, regarde, cet homme qui te sourit, d'un sourire gêné, contraint, comme si tu l'intimidais, eh bien ! c'est Paul. Attends, ce n'est pas fini.

« Voilà, c'est Paul. Il va venir habiter avec nous. » Elle a enchaîné la deuxième phrase quasiment sans une pause, sans prendre le temps d'une respiration. Seule la ligne mélodique autorise à transcrire la ponctuation avec un risque minimum, à accepter qu'il y ait deux phrases et que le découpage soit bien celui pour lequel on a opté.

*

Il n'y a pas de doute, elle a dit “avec nous” , elle n'a pas dit “chez nous” . « Il va venir habiter avec nous. » Cela signifie que, désormais, chez nous sera aussi chez lui. Ou encore que, désormais, chez nous aura le sens de chez nous trois. Comme au temps de papa. Cet homme qui accompagne ma mère n'a pas le statut d'invité, de visiteur, d'étranger que l'on héberge. D'ailleurs Paul n'est pas un étranger, ce n'est pas - ce n'est plus - un étranger puisque c'est Paul. Désormais, il aura des droits sur l'occupation de la grande-pièce-à-tout-faire, il dérangera la chatte du fauteuil pour s'y asseoir et y lire son journal pendant que je ferai mes devoirs, il me demandera de baisser la télé, il... Désormais, il. Car « Il va venir... » ne trompe personne, non, il est là, au côté de ma mère, le sac de voyage à ses pieds, avant-garde d'un bagage plus conséquent, avec juste ce qu'il faut pour les premiers jours, la première nuit, les premiers instants.

*

Tu m'informes, à moins que tu ne me mettes devant le fait accompli.

Voilà, c'est décidé. C'est décidé et c'est fait. Voilà, c'est comme ça, il n'y a rien à dire, tout commentaire serait superflu. Je te tiens au courant. Tu poses des questions et j'y réponds. Qui c'est, lui ? Qu'est-ce qu'il vient faire chez nous, à la maison ? Mais, y habiter, y vivre, ma chérie, désormais notre maison sera aussi sa maison.

Parce que... Mais tu m'ennuies avec toutes ces questions que je t'imagine me poser alors que ton regard feint de n'avoir aucune curiosité.

Moi, maman ? Mais, moi, je ne demande rien, maman. « Voilà, c'est Paul. », tu m'informes, ou plutôt ce que tu dis m'informe, car tu ne le dis pas comme s'il s'agissait d'une information, mais de la confirmation de quelque chose que je saurais déjà, dont tu m'aurais déjà entretenue. Tu vois, ce Paul dont je t'ai parlé, dont je t'ai montré la photo, le soir, dans ton lit, avant de t'embrasser et d'éteindre la lumière, eh bien ! c'est lui. Tu vois, il a fini par accepter, il va venir vivre avec nous. Dans son sac de voyage il n'a apporté que le strict nécessaire, un pyjama, une brosse à dents, de quoi se raser, un change pour demain, que sais-je, moi, le strict nécessaire, quoi.

Oui, c'est vrai, tu as raison. Je me comporte comme si j'avais eu le courage d'en causer avant, d'aborder le sujet avec toi, de te laisser le temps de t'y préparer. Je t'en aurais parlé un soir après que tu te sois couchée, quand je serais venue te border. Je t'aurais montré la photo, je t'aurais dit Tu vois, c'est Paul. Il va venir habiter avec nous. Bientôt. Nous en avons discuté, lui et moi. Il n'est pas encore tout à fait décidé. Mais je sais qu'il va accepter. Ta maman est heureuse, tu sais. Mais toi ? Toi aussi tu es contente, tu es contente que ta maman soit heureuse, n'est-ce pas ? J'aurais posé mon doigt sur tes lèvres. Non, ne réponds pas, pas tout de suite. Bonne nuit, ma chérie. Dors bien. Je t'aurais embrassée et je serais sortie après avoir éteint la lumière. Mais je n'ai pas eu ce courage, je me suis défilée, et maintenant je fais comme si.

*

Que ma mère m'en ait parlé avant, qu'elle ait eu ce courage, n'aurait pas changé grand-chose. A supposer qu'elle l'ait fait, et qu'elle soit même allé jusqu'à me demander mon avis, elle se serait arrangée pour que je n'aie pas l'occasion de le formuler, qu'elle n'ait pas à l'entendre, elle m'aurait dit, un doigt sur mes lèvres, Dors, ma chérie, on en reparlera plus tard, mais il n'y aurait pas eu de plus tard. Elle se serait ainsi évité d'avoir à passer outre à ce que j'aurais pu dire, ou d'avoir à le combattre avec des mots, d'autres mots, encore des mots. Tu fais ta raisonneuse, mais moi, tu y penses à moi ? Tu crois que c'est une vie pour une femme de mon âge, avec une gamine qui a le tien, et qui est parfois si effrontée ? Et moi qui prends la peine de t'en parler, de t'expliquer, parce que je te croyais assez mûre pour pouvoir comprendre les problèmes des grandes personnes ! Mais je vois bien que je perds mon temps. Il y aurait eu des cris, peut-être des pleurs, la chatte se serait réfugiée sous le lit, et moi, j'aurais attendu la fin de l'orage.

*

Quand bien même tu aurais eu ce courage, quand bien même j'aurais eu mon mot à dire, comment crois-tu donc que je me serais comportée ? Imagines-tu que j'aurais pris le risque de devoir affronter ta colère, de provoquer cette déferlante qui aurait poussé la chatte aux abris ? Ignores-tu que les enfants ont ce qu'il faut de sagesse pour accepter les caprices des grandes personnes ?

Je ne me serais pas tue, car tu aurais pris cela pour de la résignation ou de la réprobation. Je me serais montrée raisonnable et docile, prête à dire ce que tu attendais que je dise, faisant celle qui est intéressée par ce qu'on lui raconte, regardant cette photo pas très bonne, plus très propre, que tu refuses pourtant à mes doigts qui se tendent vers elle, comme si tu craignais qu'ils n'y laissent des traces indélébiles, ce cliché un peu flou, aux couleurs douteuses, sur lequel on distingue, assis sur une banquette de bateau-mouche, avec Notre-Dame en toile de fond, seuls au monde au milieu d'une foule qui sourit en japonais, serrés l'un contre l'autre pour affronter le vent et le froid, un homme et une femme, lui, avec cette même canadienne que je lui vois porter aujourd'hui, et toi, engoncée dans ton manteau d'hiver et son col de fourrure acrylique.

J'aurais ensuite posé deux trois questions bébêtes, des questions de petite fille, d'enfant, de parfaite demeurée, du genre : Où qu'i' va coucher ? I' va pas prendre ma chambre, quand même ? Et Missouri, on va la garder, hein ? Tu m'aurais rassurée, et j'aurais alors fait mine d'exprimer une satisfaction joyeuse, à l'unisson de ta propre gaieté, attentive à éviter la fausse note, le couac, m'enhardissant à dire Oh oui, je suis contente ! Je suis contente pour toi, je suis contente pour moi, et puis pour Missouri. Et même pour Bidule - j'allais oublier le poisson rouge ! Ma niaiserie t'aurait satisfaite, tu aurais été fière de moi, tu m'aurais embrassée, tu aurais pensé C'est vrai qu'elle est mûre pour son âge, ce n'est pourtant qu'une enfant, j'aimerais tant qu'elle ne grandisse pas trop vite, qu'elle prenne le temps de profiter de ce nouveau papa. Tu m'aurais bordée, tu m'aurais embrassée à nouveau, Dors bien, ma chérie, tu serais sortie sur la pointe des pieds, éteignant la lumière et laissant la porte entrouverte.

*

Que pense-t-il, cet homme qui accompagne ma mère, ce Paul qui s'est laissé entraîné dans son sillage après avoir enfilé sa canadienne et jeté, pêle-mêle dans un sac trop grand pour ce seul usage, une brosse à dents et quelques autres objets de première nécessité, un jean, un pull, un livre peut-être ? « Voilà, c'est Paul. Il va venir habiter avec nous. » Ma mère s'adresse à moi, mais c'est pour être entendue de lui. Alors oui, quelles sont ses pensées ? Se dit-il par exemple

Tout cela est bien trop rapide. Je n'aurais pas dû accepter que les choses se passent de cette façon. Non, je n'aurais pas dû. On ne débarque pas ainsi, avec un sac de voyage, même s'il ne contient que le nécessaire pour les premiers jours, la première nuit, les premiers instants, on ne déboule pas ainsi dans l'existence d'une petite fille de huit ans, même si elle a déjà cette maturité que sa mère lui prête. On ne reste pas ainsi debout au côté de sa mère, les mains dans les poches de la canadienne, à sourire gauchement, à lui dire bonjour, « Bonjour Charlie. », ainsi debout près du buffet, à deux pas du bocal, du poisson rouge qui tournique autour d'une algue en plastique d'un vert agressif, guère plus loin du cadre doré posé sur un napperon en poly-quelque-chose, et de cette photo en noir et blanc, ce visage d'homme d'une trentaine d'années, le père. D'accord, elle lui a parlé, elle a préparé le terrain, sinon elle ne dirait pas comme ça « Voilà, c'est Paul. », avec cette simplicité chantante, quasi désinvolte. Mais il ne suffit pas de dire, le soir peut-être, alors que la petite vient de se coucher, la chatte au pied du lit sur la couette, il ne suffit pas de dire, en cet instant de rituel et de connivence qui prélude à l'adieu du soir, de dire et d'expliquer, et de montrer ce couple d'amoureux dont l'embrassement doit aussi à l'air froid et sec qui balaie le pont découvert du bateau-mouche. Il ne suffit pas. Il aurait fallu

*

Peut-être lui as-tu dit que tu avais préparé le terrain, Tu sais, je lui en ai parlé, le soir, je lui ai expliqué, avec mes mots, des mots de mère, de femme, Ou peut-être s'imagine-t-il que c'est ainsi que tu as procédé.

Sans doute lui as-tu parlé de moi, Tu verras, c'est une gentille petite, encore une enfant, un peu effrontée parfois, les enfants de maintenant, mais elle comprend déjà beaucoup de choses, A moins que je n'imagine tout cela.

Comment pourrions-nous faire autrement que d'imaginer alors que tu nous bernes l'un et l'autre, lui cet homme et moi ton enfant, dans ta hâte, dans ta précipitation, alors que tu essaies de donner le change au temps, de retenir cette jeunesse dont il te semble que déjà elle s'échappe, et que tu te brutalises ausssi, Oui, c'est vrai, moi aussi, dans ma hâte, dans ma précipitation, à vouloir retenir l'instant et saisir l'occasion, à ne rien laisser filer, alors que je suis jeune encore et qu'il y a tous ces désirs qui me traversent le corps, qui me brûlent la peau, « Voilà, c'est Paul. ». Oui, l'un et l'autre elle nous bouscule, moi cet homme et là cette enfant, dans sa peur que dérive le temps et s'épuise sa jeunesse, alors qu'elle a cette soif au ventre et cette faim aussi, cette urgence qui la malmène, il y a trop de hâte, trop de précipitation, même si elle lui a dit, même si elle lui a expliqué, non, je n'aurais pas dû, car il ne suffit pas, il aurait fallu

*

Avant de poursuivre, maman a pris le temps de dénouer son foulard, puis de s'attaquer au déboutonnage de son manteau. Mais le répit accordé est de trop courte durée pour qu'un quelconque parti puisse en être tiré. Impossible de s'attarder sur les premiers mots proférés, de conjecturer ceux qui vont suivre ou de songer à intervenir. Un bref instant de silence dans lequel la gêne ne peut trouver à s'installer, et qui n'est là, semble-t-il, que pour servir d'écrin à la parole qui va suivre. « Nous, les femmes, on a besoin d'un homme à la maison. » Maman, disant cela, ne regarde personne, elle est concentrée sur le troisième bouton du manteau comme s'il faisait des difficultés. Elle se dit qu'elle prononce la pensée du siècle, que la modestie distanciée qu'elle affecte est de mise, qu'il ne serait pas convenable de guetter l'effet produit. La phrase danse, ondoie, se diffuse dans l'air comme au sortir d'un aérosol, imprègne l'atmosphère. Elle a le parfum tout à la fois discret et soutenu d'une oeillade un soir de carnaval, cette légèreté provocante de la promesse abandonnée au zéphyr, et qui s'en va à la recherche d'une complicité.

*

De la poésie, maman ! Me voici qui poétise tes propos, maman, alors que tu es la plus prosaïque des femmes, ces femmes qui ont besoin d'un homme à la maison ! Tu fais semblant de t'acharner sur ce bouton récalcitrant, mais peut-être regardes-tu par en-dessous pour juger de nos réactions. Cet homme auprès de toi, son sourire de chat du Cheshire se charge-t-il soudain de sous-entendus ? Et ta fille, a-t-elle troqué son petit air de sainte nitouche contre celui plus habituel de gamine effrontée ? La chatte elle-même, ne se frotte-elle pas sensuellement contre le chambranle de la porte ?

Comment réagissent-ils à ma façon presque timide de dire les choses ? J'avais préparé cette phrase, je crois avoir bien fait, c'était ce qu'il fallait dire. Mais est-ce ainsi qu'il fallait le dire ? Le ton, l'attitude. Timide n'est peut-être pas le mot qui convient, mais cette espèce de détachement, d'absence, comme si ce qui est évident était banal. A moins que ce ne soit le contraire, que ce qui est banal... Je m'embrouille. D'ailleurs je ne suis plus tellement sûre de ce que je voulais dire exactement, ou plutôt je ne suis plus certaine de la signification exacte de ce que j'ai dit. « Nous, les femmes,... »

*

Oui, d'ailleurs, que voulais-tu dire exactement, ou plutôt : qu'as-tu dit exactement ? S'agit-il d'une formule ayant une portée générale, une sorte de maxime, ce genre de vérité frappée au coin du bon sens et que l'on assène ? Une femme, ça a besoin d'un homme à la maison. Et dans son lit. Et pas seulement de temps en temps, à la sauvette. Tu comprendras ça un jour. Tu le comprendras bien assez vite. Déjà, tu dois le sentir parce que, déjà, l'enfant que tu es porte en elle la femme que tu seras. Un homme à la maison, un homme dans son lit, pour les petits rires, les petits cris, les petits plaisirs.

A moins qu'il ne s'agisse de quelque chose d'autre, de plus intime, qui nous concerne nous, et seulement nous, toi la mère et moi son enfant. Oui, nous, c'est cela, toi et moi. Toi l'enfant, et moi la femme. Parce qu'il n'y a plus d'homme dans cette maison depuis la mort de ton père, plus de barbe dure, le soir, à laquelle se frotter, de présence assise, calée dans le fauteuil, à lire son journal, de voix profonde qui dise Baisse la télé, veux-tu, on ne s'entend plus, de bras vigoureux qui te saisissent, te soulèvent haut dans le ciel, puis te plongent dans ton bain avec des éclaboussures d'eau et de rires. De corps que je rejoigne plus tard dans mon lit, alors que toi, endormie, tu rêves dans la tiédeur du tien.

*

Le 6 mai 1994. Un vendredi. Papa n'est pas rentré ce soir-là. Je ne devais jamais plus le revoir. Maman non plus. Enfin si, pour identifier le corps. Ce qu'il en restait. Il y aura bientôt quatre ans. Un accident stupide comme le sont tous les accidents qui font mourir des hommes jeunes, des hommes de trente ans. Moi, je n'étais encore qu'une toute petite fille qui, si elle s'intéressait déjà aux problèmes des grandes personnes, les trouvait le plus souvent bien compliqués, en particulier cette absence radicale, définitive, irréversible qu'ils appellent la mort. Il me fallut du temps pour comprendre le rôle que jouent les souvenirs, ce recours ultime et illusoire par lequel les adultes tentent de tromper l'absence. J'appris à en user comme eux, mais n'en faisait qu'un pis aller en attendant le retour de papa. Je sais maintenant que toute attente est vaine et que, de lui, ne me restent à jamais que ces bribes arrachées à l'oubli. Papa et cette barbe raide qui noircissait ses joues - Tu piques, papa -, si prompte à repousser qu'elle exigeait deux rasages quotidiens, papa et cette voix grave de basse qui, même lorsqu'elle me grondait, ne se départait pas d'une infinie douceur - Moins fort, la télé, Charlie -, papa et ces moments de tendresse et d'intimité qui faisaient de cet homme l'homme de ma vie.

*

Tu te souviens, maman, le soir, il s'asseyait dans le fauteuil et sortait son journal. Je ne lui laissais pas le temps de le déplier et de se mettre à lire, je venais m'installer sur ses genoux, passais mon bras autour de son cou et appuyais mon front contre la joue qu'il inclinait vers moi, me frottant avec délice à cette peau rugueuse d'homme qui irritait ma tendre peau d'enfant. Au bout d'un moment je me reculais, le sourcil froncé, comme fâchée, et lui disais, agitant sous son nez un index menaçant, Tu piques, papa. Je descendais de ses genoux, allais à la salle de bains chercher le rasoir électrique et une petite glace ronde qui ne servait qu'à cet usage, et les lui rapportais afin qu'il livre à cette barbe insolente sa deuxième bataille de la journée.

Tu te souviens, maman, le soir, juste avant que vous ne dîniez, tu arrivais du bout du couloir après avoir préparé l'eau de mon bain, et tu disais, frappant dans tes mains, Au bain, petit démon. Et papa m'attrapait dans ses bras alors que, toute nue dans le fauteuil sur ses genoux, dans une attente frémissante, je m'appliquais à feuilleter l'un de ces magazines que tu affectionnais. Il me soulevait très haut au-dessus de sa tête et m'emportait en courant vers la salle de bains, je criais et riais tout à la fois, il faisait mine de me lâcher de tout là-haut dans la baignoire, puis m'y déposait en douceur, tout en s'arrangeant pour que cela fasse “Plouf !” et que l'eau lui éclabousse le devant de la chemise. Il repartait en courant, s'ébrouant comme s'il était trempé jusqu'aux os et feignant la colère, et regagnait la grande-pièce-à-tout-faire où il retrouvait son fauteuil et son journal.

*

L'une et l'autre nous avions notre part de petits rires, de petits cris, de petits plaisirs. Il y avait ceux de l'enfant et ceux de sa mère, ceux de la toute petite fille que j'étais et ceux de la femme que tu n'as cessé d'être. A chacune cet homme apportait son content de bonheur et d'amour. Jusqu'à ce vendredi soir où nous l'avons attendu en vain.

*

Missouri est entrée dans ma vie quelques semaines plus tard, un dimanche du mois de juin. Elle n'était alors qu'une petite boule de poils noire, percée de deux grands yeux ronds d'or fin dont elle regardait toute chose avec la curiosité sérieuse de qui veut décrypter le sens de l'univers. Elle resta quelque temps sans nom, nous disions “la minette”, ou encore “mimine”. Un beau jour je décidais de l'appeler “Miss Souris” , car je ne pouvais imaginer qu'elle ne devînt, le moment venu, une grande pourfendeuse de la “gent trotte-menu”. A la fierté que cette évocation me procurait, se mêlait la peine que j'éprouvais à l'idée de la disparition annoncée de toute une génération de souriceaux. Je connaissais en effet fort peu les souris à cette époque, mais nourrissais à leur égard, et peut-être à cause de cette méconnaissance, une sympathie qui, pour être nuancée, n'en était pas moins réelle.

Comment “Miss Souris” devint “Missouri” est une autre histoire.

*

Maman, je voudrais un petit chat. Mais si, je t'assure, je m'en occuperai. Tu verras. Oui, maman, son plat aussi. Dis, maman, un petit chat !

Comment peut-on refuser un petit chat à une enfant qui vient de perdre son papa ?

*

« ... à la maison. » Oh ! bien sûr, il y eut des aventures, des hommes de passage, dans ma vie, dans ma chambre, des occupants éphémères de ces lieux désertés, des produits du hasard, bonnes fortunes de l'infortune, pour des abandons provisoires et clandestins, le temps que le besoin se satisfasse, que le corps s'apaise, accepte à nouveau de se taire, consente à regagner la tanière de l'oubli.

*

– Bonjour Charlie.

Voilà, Paul s'est exprimé. Lui aussi fait dans la sobriété. Deux mots prononcés d'une voix qui s'accorde à son sourire, toute de charme contraint, s'adressant à moi comme à un jeune chat qu'il ne faut pas effrayer.

Lorsque maman s'était tue, il y avait eu un blanc, un vide dans la conversation, l'un de ces moments où tout semble suspendu et que les anges mettent à profit pour vaquer à leurs occupations. Maman avait-elle terminé, ne voulait-elle pas ajouter quelque chose ? Et ce qu'elle a dit, ne mérite-t-il pas que l'on s'y attarde ? « Nous, les femmes,... » Paul, qui à son tour a entrepris un déboutonnage, celui de sa canadienne, éprouve peut-être le besoin d'analyser, de méditer, ou simplement celui de se remettre de son étonnement devant autant de franche naïveté. A moins qu'il ne construise dans sa tête l'intervention suivante, la sienne, cet assemblage de deux mots, avec le ton qu'il faut, cette première tentative pour apprivoiser la petite fille.

« Bonjour Charlie. » Il m'appelle Charlie. Il sait. Il sait que je m'appelle Charlotte et qu'on m'appelle Charlie. Maman le lui a dit. Elle s'appelle Charlotte, mais son père l'appelait Charlie. Tout le monde l'appelle Charlie. Mais non, parce que c'est Charlie i-e, et pas Charly y (prononcer i grec). C'est comme ça. Parce que son père l'appelait Charlie.

*

Il continue de sourire. Le doute n'est plus possible, Paul est bien une réincarnation du chat du Cheshire. S'il venait à disparaître, la canadienne disparaîtrait aussi, et le sac de voyage également, mais le sourire demeurerait, il flotterait, accroché dans l'espace au côté de maman, puis, insensiblement, s'effacerait à son tour.

Les premiers instants sont les plus importants. J'ai aussi peur d'elle qu'elle peut avoir peur de moi. Mais non, ce n'est pas vrai, elle n'a pas peur de moi. Je suis le seul à avoir peur. Et je n'ai pas peur d'elle, enfin... pas dans ce sens là. J'ai peur de rater mon entrée en scène, de tout compromettre dès les premiers mots. Cela me paraît si mal embringué. Tant de hâte, tant de précipitation.

Je n'aurais pas dû... Car il ne suffit pas... Il aurait fallu...

Il s'accroupit et fourrage dans son sac. Il a dû m'apporter un cadeau. C'est cela. Ce ne peut être que cela. Lui, grand homme blanc, venu de contrées lointaines, avec sa canadienne et son sac, tout son fourniment, y'en a avoir apporté présent à la petite sauvageonne, quelque verroterie, pour s'attirer ses bonnes grâces, pour l'amadouer. La chatte s'est approchée, elle le regarde faire, elle a carrément le nez dans le sac. Vous allez voir qu'elle va sauter dedans !

*

Elle n'a pas l'air aussi effrontée que sa mère veut bien le dire. Elle n'a pas peur, c'est vrai, mais elle est sur la défensive. Elle attend. Une gamine de cet âge, une enfant dont le père est mort il y a quatre ans. Qui vit sans père depuis quatre ans, sans homme à demeure. Et moi qui entre dans sa vie sans crier gare, dans le sillage de la mère, pour venir m'installer, dans cette maison qui est la sienne, qui vais venir déranger ses habitudes en y créant les miennes, m'asseoir dans ce fauteuil à des moments où elle aime peut-être à s'y prélasser, ce fauteuil qui était peut-être celui du père, là où il lisait son journal, le soir. Comme si je prenais la place du père, ce père dont elle doit encore garder le souvenir, même si le souvenir d'une petite fille est chose fragile, ce père qu'elle doit encore chérir, qui devait être l'homme de sa vie. Ce père qui nous regarde de loin, de cette photo en noir et blanc dans son cadre doré, près du bocal du poisson rouge.

Comme si j'étais un nouveau papa, un nouveau papa que la mère aurait choisi pour elle. Pourvu que ce ne soit pas ce qu'elle ait dit à sa fille, pourvu que ce ne soit pas ainsi qu'elle lui ait présenté les choses. Un nouveau papa. Charlie, tu vas avoir un nouveau papa.

Non mais, regarde-moi cette chipie qui a sauté dans mon sac !

*

J'espère qu'elle va lui répondre, qu'elle ne va pas faire son effrontée. Qu'est-ce qu'il peut bien se passer dans cette petite caboche ! Il sourit, il fait ce qu'il peut. Si ça ne marche pas c'est de ma faute. Et dire qu'il croit que je lui ai parlé, alors que même ainsi il aurait souhaité que ça se passe autrement. Il m'avait dit

Tu sais, ça ne peut pas marcher comme ça, il ne suffit pas que le soir, alors qu'elle est couchée, et tu me dis qu'elle est mûre pour son âge, alors justement, tu lui dois des égards, parce qu'elle peut comprendre, mais il faut du temps, tu m'entends, du temps, pas cette hâte, cette précipitation, non, il aurait fallu

Je lui ai dit. Je lui ai dit que ce n'est pas ainsi, non, pas ainsi, mais qu'il fallait prendre le temps, ailleurs déjà, le jardin d'acclimatation peut-être, ailleurs qu'ici, ailleurs que chez elle, où j'arrive en intrus, en envahisseur, et le père à côté dans son cadre, avec le poisson rouge, il aurait fallu d'autres rencontres, en terrain neutre, le jardin d'acclimatation, ç'aurait été un lieu pour une première fois, d'autres encore, le temps de l'apprivoiser, le temps d'apprendre l'un de l'autre, le temps, sans hâte ni précipitation, pas ainsi, quand bien même elle lui a parlé, il aurait fallu

« Bonjour Charlie. »

*

– Bonjour Monsieur.

Audible, neutre, inexpressif, poli, les yeux dans les yeux, le regard clair et limpide.

Je n'en dirai pas plus cette première fois. Paul devra s'en contenter. Il le faudra bien.

*

– Voilà, c'est Paul. Il va venir habiter avec nous. Nous, les femmes, on a besoin d'un homme à la maison.

– Bonjour Charlie.

– Bonjour monsieur.

*